La rédemption est le dogme fondamental de la religion chrétienne. Tout se résume dans ce grand acte par lequel s’expliquent également le passé et l’avenir du genre humain.
Bien plus : c’est Dieu lui-même qui, par ce fait immense, se révèle à nous dans les profondeurs de sa vie intime, en nous faisant connaître l’existence et l’action des trois personnes divines dans l’unité d’une seule et même nature. Avec le sacrifice d’un Dieu fait homme pour racheter nos fautes, nous comprenons toute la gravité et toutes les conséquences de la chute originelle, comme, d’autre part, nous entrevoyons les destinées glorieuses que de tels mérites nous préparent et nous assurent à jamais.
La croix de Jésus-Christ s’élève donc au milieu des âges comme le point culminant de la doctrine et de l’histoire. C’est au Calvaire que vient aboutir l’Ancien Testament, avec ses figures, ses espérances, ses promesses ; c’est du Calvaire que procède le Testament nouveau, avec son héritage de lumières, de grâces et d’éternelles félicités.
Là tout l’ordre surnaturel prend son origine ou trouve sa consommation : l’Évangile y est en abrégé ; les sacrements y puisent leur vertu, la prière son efficacité, les bonnes œuvres leurs mérites pour le salut, et l’Église tout entière la vie divine qui doit animer chacun de ses membres ici-bas et dans le monde à venir.
C’est pourquoi l’apôtre saint Paul ne craignait pas de réduire tout son enseignement au mystère de la croix, quand il écrivait aux Corinthiens :
« Je n’ai pas prétendu savoir autre chose parmi vous, si ce n’est Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié. »
Il n’est donc pas, de vérité plus digne d’occuper notre esprit que le dogme de la rédemption. Assurément, toute la vie chrétienne est remplie de ces grands souvenirs qui se mêlent plus ou moins à chacun de nos actes. C’est ainsi que le signe de la croix, par lequel vous débutez dans vos prières, est de nature à vous rappeler tout le long du jour la passion du Sauveur. À plus forte raison le saint sacrifice de la Messe est-il propre à vous remettre en mémoire les souffrances de l’Homme-Dieu, puisqu’il représente et continue, bien que d’une manière non sanglante, le sacrifice de la croix.
Mais les différentes scènes de ce drame douloureux ne devaient-elles pas servir d’objet à une dévotion spéciale ? N’entrait-il pas dans les convenances, comme dans les besoins de la piété chrétienne, que la voie des souffrances parcourue par le Fils de Dieu devînt l’occasion de toute une série de prières et d’exercices appropriés aux circonstances d’un supplice où le genre humain bénit et vénère la cause de son salut ?
Toujours attentive à honorer le divin Rédempteur dans ce témoignage inestimable d’un amour sans bornes, l’Église a pensé qu’il y avait là une place tout indiquée pour une pratique éminemment utile au bien des âmes. C’est dans ce but qu’elle a permis de représenter sur les murs de nos temples, dans une suite de tableaux, l’histoire de la Passion, et qu’elle a enrichi des indulgences les plus précieuses le touchant exercice du chemin de la Croix. Nous voudrions que cette dévotion, excellente parmi toutes, pût devenir générale dans toutes les églises et chapelles publiques de notre diocèse, parce que nous en attendons les meilleurs fruits pour la piété des fidèles. Et quel temps pourrait être mieux choisi pour l’expression de nos désirs que cette sainte quarantaine pendant laquelle la croix de Jésus-Christ va reparaître au milieu de nous avec ses grands exemples et ses salutaires enseignements ?
Lorsque, le vendredi 14 juillet de l’an 1099, vers trois heures de l’après-midi, Godefroi de Bouillon, à la tête des croisés, entra dans Jérusalem conquise sur les Sarrasins, le premier mouvement de son âme fut de se tourner vers la voie douloureuse qu’avait suivie le Sauveur du monde. Alors on vit le pieux guerrier et, avec lui, ses nobles compagnons, déposer leurs armes et, les pieds nus, la tête découverte, tenant en mains des cierges allumés, symboles de leur foi, gravir les flancs de la colline où s’était accomplie la rédemption du genre humain.
À chaque station, dit l’historien de cette grande scène, ils s’arrêtaient, baisant avec dévotion et arrosant de leurs larmes ces lieux sanctifiés par les pas de l’adorable victime : « pavimenta imbres lacrymarum inundabant » (les sols étaient inondés de pluies de larmes). Le cœur de ces hommes vaillants se brisait d’émotion à la pensée que, dix siècles auparavant, le Fils de Dieu avait parcouru ce chemin de la souffrance, chargé du pesant fardeau de la croix. Pénétrés d’une vive contrition de leurs fautes, ils entrecoupaient de sanglots les hymnes et les cantiques sacrés : « cum hymnis et canticis psallentes, compunctionis lacrymas emittibant » (chantant des hymnes et des chansons, ils versèrent des larmes de remords).
Puis, arrivés auprès du Saint Sépulcre, on les vit se prosterner la face contre terre, et toute l’armée avec eux. C’était la France, ou, pour mieux dire, la chrétienté tout entière, qui, en ce jour mémorable, faisait le chemin de la Croix, accomplissant ainsi, dans l’élite de ses fils, le pèlerinage des lieux saints.Ne croyez pas, toutefois, que cette solennelle manifestation de la foi des croisés ait été la première origine des pieux exercices que nous venons vous recommander.
Prise en elle-même et dans ses principaux traits, la dévotion du chemin de la Croix remonte jusqu’aux premiers temps du christianisme. Comment les lieux témoins de la passion du Sauveur ne seraient-ils pas devenus pour ses disciples l’objet d’une vénération toute particulière ? Ne nous sentons-nous pas portés, par un mouvement naturel de notre cœur, à revoir par intervalle et à visiter l’endroit où nous avons recueilli les dernières paroles de ceux que nous aimions, compatî à leurs souffrances et pleuré leur perte ?
Qu’est-ce qui nous attire le plus, dans les jours qui suivent nos grands deuils, sinon la tombe où sont allées s’ensevelir nos meilleures affections ? Et quelle tombe que le sépulcre d’un Homme-Dieu ! Quel amour maternel pourrait égaler celui de la Vierge-Mère ? Quelle amitié surpassera jamais en profondeur et en tendresse celle de saint Jean et de sainte Marie-Madeleine ? Les inductions les plus légitimes de la piété chrétienne viennent s’accorder ici avec les touchants souvenirs d’une antique tradition.
Oui, n’en doutons pas un instant, c’est en compagnie du disciple bien-aimé, des saintes femmes associées à ses tristesses dans les scènes du Calvaire, que Marie a dû reprendre plus d’une fois, en s’arrêtant aux endroits marqués par d’inoubliables incidents, la voie qui conduisait du Prétoire au Golgotha. Quel autre chemin aurait pu lui être plus familier durant son séjour à Jérusalem, après la mort de son divin Fils ?
Elle y retrouvait, toute fraîche encore, l’empreinte des pas de Jésus et jusqu’à la trace de son sang. Ici, elle l’avait vu défaillir sous le poids de l’instrument de son supplice ; là, elle était parvenue à le joindre en perçant à grand-peine les rangs d’une foule ennemie ; plus loin, elle l’avait reçu dans ses bras, tout sanglant et meurtri, après être restée debout au pied de la croix… Autant d’actes dans ce drame divin de la souffrance, autant de stations pour la Vierge des douleurs dans le pieux pèlerinage où elle devait nous servir de modèle.
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Car nous pouvons le dire en toute vérité : Marie a inauguré dans le monde une dévotion si chère à nos cœurs ; c’est à sa suite et à son exemple que les chrétiens ont appris à faire le chemin de la Croix. Nul doute, en effet, que cette voie sacrée n’ait attiré, de préférence à tout autre lieu, les premiers fidèles encore tout remplis des souvenirs de la Passion. À la vérité, les temps étaient proches où, suivant la prédiction du Sauveur, la ville déicide allait recevoir le châtiment de son crime.
Devant l’épée vengeresse de Titus et de ses Romains, les chrétiens durent quitter les saints lieux pour se retirer au-delà du Jourdain, sous la conduite de leur évêque, saint Siméon. Mais quand la colère de Dieu eut passé sur Jérusalem et son temple, le petit troupeau des disciples du Christ revint s’établir auprès de son tombeau resté debout au milieu de tant de ruines.
Malgré la persécution qui sévissait de toutes parts, trente évêques se succédèrent sans interruption sur le siège de Jérusalem, depuis saint Jacques jusqu’à saint Narcisse qui l’occupait à la fin du 1ᵉʳ siècle ; et c’est avec raison qu’un historien peu crédule, Gibbon, a pu dire d’eux et des fidèles confiés à leurs soins qu’ils fixèrent par une tradition non douteuse la scène de chaque événement mémorable. La visite au Calvaire, le long de la voie douloureuse, était tellement entrée dans leurs habitudes que le paganisme résolut d’y mettre un terme en élevant à ses divinités impures un temple et des statues à la place même où se terminait le chemin de la Croix.
Grande fut assurément la tristesse des chrétiens en se voyant privés, pendant cent quatre-vingts ans, du bonheur de faire leur pèlerinage au tombeau du Sauveur indignement profané par les haines sacrilèges de l’idolâtrie ; mais, quelque pénible qu’il pût être pour la piété des fidèles, l’acharnement d’Adrien et de ses successeurs contre les souvenirs de la Rédemption devait servir du moins à marquer d’une certitude irréfragable l’authenticité des lieux désignés par la dévotion des uns comme par la fureur des autres à la vénération de tous les siècles futurs.
Source : Les œuvres de Mgr Freppel VI – 1866