Un écrivain versé dans l’étude du Moyen Âge, M. L. Gautier, a tracé les principaux caractères du culte de Saint Michel avant, pendant et après la guerre de cent ans.
« Rien, dit-il, ne se ressemble moins que la France des Capétiens et celle des Valois. Avant la guerre de cent ans, la France était, à tout le moins, aussi peuplée que de nos jours ; elle était généralement riche et prospère, et le sort des classes inférieures y était peut-être aussi fortuné qu’aux meilleurs jours de notre histoire.
Mais la guerre de cent ans a tout changé, et elle a fait de ce beau pays une terre dépeuplée et misérable. Il y a des populations françaises qui ont, à cette époque, couché dans leurs églises durant plusieurs années, tant leurs habitations étaient menacées par les Anglais et les compagnies.
On ne peut guère se faire l’idée d’une telle misère, ni surtout d’une telle décadence. Le sens de la justice avait notablement baissé, et, comme le montrent nos lettres de rémission, le crime n’inspirait plus l’horreur qu’il doit inspirer.
Le jour vint où l’on vit à Paris se pavaner l’Anglais insolemment vainqueur, et là, tout près de l’Anglais, dans le palais de Saint Louis, un pauvre vieux Roi de France qui avait perdu la raison. Quelquefois le pauvre Charles se mettait aux fenêtres de ce palais qu’on lui laissait par pitié, et il était acclamé par tout ce qui restait encore de bons Français dans la capitale déshonorée de la France conquise.
C’est alors que tous les Français se prirent à penser à Saint Michel et à en faire leur idée fixe. Ils voyaient dans le ciel les grandes ailes lumineuses de l’Archange, qui s’étendaient au-dessus de ce beau pays, et qui nous promettait, en quelque sorte, la revanche tant souhaitée.
Saint Michel fut obstinément, opiniâtrement aimé, prié, attendu, désiré, et c’est vers le sanctuaire du Mont Tombe que se dirigeait le regard de l’espérance universelle. Jeanne d’Arc a partagé cette espérance ; Jeanne d’Arc a eu ce regard. On sait le reste, et comment, la plus simple, la plus candide, la plus charmante de toutes les jeunes filles devint, avec l’aide de saint Michel, la libératrice d’une nation dont les destinées sont intimement liées avec celles de l’Église. »
De 1328 à 1337, c’est-à-dire dans les années qui précédèrent immédiatement les grandes hostilités, la France parut entrevoir les événements qui allaient s’accomplir, et dès lors, son attention se porta sur le Mont-Saint-Michel. Depuis 1333, le roi d’Angleterre, manifestant de plus en plus ses prétentions à la couronne de Philippe VI, les peuples se portèrent en foule vers le sanctuaire miraculeux, et tous, unis dans la même foi et la même espérance, supplièrent l’Archange de les secourir à l’approche du danger.
À cette époque se rattache un épisode touchant, qui jeta l’Europe dans l’admiration. Des croisades, de jeunes bergers, appelés Pastoureaux, s’étaient mises en marche pour aller combattre les Sarrasins et prier sur le tombeau du Sauveur ; le Mont-Saint-Michel allait avoir aussi ses pèlerinages de Petits Enfants.
Ne convenait-il pas aux Anges de la terre de visiter le palais des anges du ciel, et la voix de l’innocence ne devait-elle pas se faire entendre sous ces voûtes sacrées, où les pécheurs venaient chaque jour implorer la miséricorde de Dieu ?
Laissons la parole à nos pieux chroniqueurs et n’enlevons rien à la naïveté, à la poésie, à la vivacité de leurs récits.
En 1333, dit dom Huynes, « une chose advint grandement admirable et est telle. Une innombrable multitude de petits enfants qui se nommoient pastoureaux vinrent en cette église de divers pays lointins les uns par bande, les autres en particulier. »
Des voix mystérieuses leur avaient dit : Levez-vous et allez au Mont-Saint Michel ;
« incontinant, ils avoient obéys , poussez d’un ardent désir, et s’estoient dès aussy tost mis en chemin, laissans leurs troupeaux emmy les champs, et marchant vers ce Mont sans dire adieu à personne. »
Un enfant âgé de vingt-un jours dit à sa mère d’une voix forte et intelligible, comme s’il eût atteint l’âge de vingt ans :
« Ma mère, portez-moi au Mont-Saint-Michel. » Celle-ci « grandement étonnée, et ce n’est merveille, publia dès l’heure ces paroles par tout le voisinage, et vint en cette église apportant son petit poupon. »
Deux autres du diocèse de Séez voulurent se mettre en marche à l’insu de leurs parents ; mais ceux-ci les saisirent et les enfermèrent sous clef, espérant par là les détourner de leur projet ; ils réussirent en effet, ajoute l’annaliste, car les deux enfants moururent de chagrin et on les trouva les bras étendus comme pour implorer le secours de l’Archange, « lequel (ainsi qu’il est croyable) reçut leurs âmes et les conduisit au ciel ; une tant ardente dévotion leur ayant été réputée pour méritoire. »
Dieu prenait sous sa garde les petits pèlerins de Saint Michel, et malheur à ceux qui les insultaient ou les accusaient de témérité. On rapporte que dans la ville de Chartres, une femme « superbe et malapprise » se moqua d’une troupe d’enfants qui venaient en pèlerinage au Mont Tombe ; à l’instant, le démon s’empara de cette malheureuse et la tourmenta d’une étrange façon.
Ses amis supplièrent l’Archange de prendre compassion d’elle et de « lui restituer sa pristine santé, » ajoutant qu’elle irait le remercier dans son sanctuaire ; en effet, elle fut délivrée du mal qui l’obsédait et bientôt, on la vit « saine et joyeuse » s’agenouiller devant l’autel de l’Archange, rendant grâce à Dieu qui « chastie ceux qu’il ayme, » afin de les guérir et de les sauver.
Un homme de Mortain, mettant obstacle au pèlerinage de plusieurs enfants qu’il avait en pension, perdit l’usage de la parole, et trois ouvriers de Sourdeval, attribuant au sortilège ou à la magie l’enthousiasme des petits pastoureaux, furent saisis d’une maladie douloureuse qui les conduisit aux portes de la mort ; ils recouvrèrent la santé, grâce à l’intervention de Saint Michel, et se rendirent au Mont Tombe pour demander pardon à l’Archange de la faute dont ils s’étaient rendus coupables envers les jeunes pèlerins.
La bonne Providence, qui prend soin des petits oiseaux et donne au lis une riche parure, nourrit plus d’une fois les pastoureaux de Saint Michel.
Un jour, disent les annalistes, des enfants qui venaient de fort loin en pèlerinage au Mont, achetèrent un pain de deux deniers et s’assirent en cercle pour prendre leur repas. La part de chacun était bien faible ; mais, par un miracle de la puissance divine, tous se rassasièrent et avec les restes, ils remplirent leurs besaces.
Une autre fois, une multitude de petits pèlerins entrèrent dans une hôtellerie et firent pour six sous de dépense :
« À la fin du disner, ajoute dom Huynes, n’ayant de quoy payer, ils ne demandèrent à compter, mais à sortir. »
L’hôtelier les retint et leur dit qu’il voulait être payé sur-le-champ ; eux d’implorer sa miséricorde en le suppliant d’avoir compassion de leur pauvreté ; mais cet homme impitoyable, aimant mieux « qu’on le satisfit d’argent que de belles paroles, » ne prit point « plaisir à ces discours. »
C’est pourquoi, comme il ne pouvait rien attendre de ses hôtes, il les mit à la porte après leur avoir infligé à tous un bon soufflet ; ensuite « il s’en alla retirer la nappe sur laquelle ils avoyent disné, et, chose admirable, il vit une plus grande quantité de morceaux de pain » qu’il n’en « devoit rester naturellement, et trouva dans un verre six sols, ce que considérant, il fut marry d’avoir souffleté ces petits pèlerins, et prenant l’argent, il courut après eux et le leur offrit, leur demandant pardon. »
Ceux-ci refusèrent, et « joyeux, sains et gaillards, » ils continuèrent leur voyage vers le Mont-Saint-Michel ou ils arrivèrent après trois jours de marche. Parmi ces enfants, plusieurs malades ou infirmes éprouvèrent l’assistance de Saint Michel. L’un d’eux, disent les anciens manuscrits, avait le col tourné tout de travers, si bien qu’au lieu de voir devant soi, il voyait derrière. Son père, qui était « fort marry, » avait donné beaucoup d’argent aux médecins pour obtenir sa guérison ; mais, tous les remèdes humains étant inutiles, il avait imploré l’aide du glorieux Archange, afin que par son intervention « il plut à Dieu redresser le col » de son fils.
Sa prière fut exaucée, et, dans le cours de l’année 1333, il fit en action de grâce un pèlerinage au Mont-Saint Michel avec son enfant qu’il tenait par la main. La même époque fut signalée par d’autres prodiges, ni moins célèbres, ni moins étonnants. Il est rapporté que pendant la nuit une vive lumière, appelée clarté de Saint Michel, enveloppait l’église et le sommet de la montagne, tandis que les anges faisaient entendre une céleste harmonie.
Il ne faut donc pas s’étonner si tous les regards se portèrent sur le Mont-Saint-Michel au moment où une guerre d’extermination paraissait imminente entre la France et l’Angleterre. Il était touchant, à cette heure décisive, de voir des milliers de pèlerins, et surtout les petits pastoureaux traverser les campagnes de Normandie qui devaient être bientôt arrosées de sang, gravir d’un pas agile le sentier qui conduisait au sanctuaire de l’Archange et s’agenouiller devant l’autel miraculeux.
Il était beau de les voir attacher sur leurs vêtements la coquille traditionnelle, et de les entendre chanter quelques refrains populaires en l’honneur de Saint Michel. À mesure que le danger approchait, le vieux cri de nos pères s’échappait plus fort et plus suppliant de toutes les poitrines :
« Saint Michel, à notre secours ; défendez-nous dans le combat.«
Cette protection de l’Archange devait se faire sentir d’une manière visible, pendant les longues épreuves qui allaient s’abattre sur notre patrie et la couvrir d’un amas de ruines. Les pèlerinages des petits pastoureaux furent suivis de la lutte sanglante qui désola pendant plus d’un siècle la France et l’Angleterre; mais le Mont-Saint-Michel résista toujours aux assauts de l’étranger.
Souvent des armées entières firent des efforts suprêmes pour s’emparer de l’abbaye ; chaque fois elles échouèrent contre l’invincible résistance des moines et des chevaliers. La montagne apparut alors semblable à une terre vierge que le pied du vainqueur ne foula jamais, et comme une citadelle d’où partirent les premiers traits qui repoussèrent l’invasion de l’Anglais.
Pendant plusieurs années, l’indépendance nationale de la France ne compta plus qu’un petit nombre de défenseurs, et l’ennemi, favorisé par nos dissensions intestines, ne rencontrait dans sa marche aucun obstacle sérieux ; la Normandie surtout, la Normandie qui avait conquis l’Angleterre à la journée d’Hastings, était vaincue à son tour et subissait le joug le plus dur et le plus humiliant.
Désormais, il ne fallait pas attendre des hommes la délivrance et le salut ; mais le ciel qui n’avait point protégé les Anglo-Saxons contre le glaive de Guillaume le Conquérant, ne voulut pas qu’une race étrangère usurpât le trône de saint Louis, et l’Archange fut le messager dont Dieu se servit pour accomplir ses desseins de miséricorde.
Dans ce péril extrême, les véritables Français levèrent au ciel des mains suppliantes, et appelèrent Saint Michel à leur secours. Malgré les dangers auxquels on s’exposait en traversant un pays infesté par des bandes de voleurs, les pèlerinages continuaient avec une grande affluence.
L’année même de l’élection de Geoffroy, les religieux virent arriver au Mont un prince non moins illustre par la sainteté de sa vie, que par la noblesse de sa naissance ; il marchait pieds nus et portait l’habit sombre du pèlerin. C’était Charles de Blois, qui, peu de mois après, versait son sang dans les plaines d’Auray (1364).
Le pieux duc déposa dans le trésor de l’Église des ossements de Saint Hilaire et une côte de Saint Yves qui fut renfermée dans un reliquaire de vermeil, avec cette inscription :
« Voici la coste sainct Yves que monsieur Charles de Blois cy donna.«
Notre étendard flottait victorieux dans la cité de l’Archange ; mais partout ailleurs, nos armes étaient humiliées. Bientôt la journée de Verneuil renouvela les désastres de Grécy, de Poitiers et d’Azincourt.
Le comte d’Aumale, qui avait quitté le Mont afin de voler au secours de l’armée française, fut trouvé parmi les morts. Charles VII nomma pour le remplacer Jean d’Orléans, qui vingt-cinq ans plus tard expulsa de la Normandie le dernier des Anglais ; ce fameux capitaine, resté célèbre dans nos annales sous le nom de Dunois, porta comme Jean d’Harcourt le titre de comte de Mortain, que le Roi d’Angleterre donnait aussi comme récompense à ses plus dévoués partisans.
Par malheur, Dunois ne put, à l’exemple de son prédécesseur, se rendre en personne au Mont-Saint-Michel ; retenu auprès de Charles VII, il chargea son lieutenant, messire Nicolas Paynel, de veiller à la garde du château, tout en respectant les droits et privilèges des bénédictins. Les ennemis profitèrent de cette circonstance et de leurs succès dans le reste du royaume pour tenter encore la prise du Mont Tombe.
Ils voulaient à tout prix se rendre maîtres de la ville, et passer les habitants au fil de l’épée. Le 12 septembre 1424, ils commencèrent un blocus complet qui dura jusqu’au milieu de l’année suivante ; ce blocus, plus long et plus rigoureux que les autres, fut en partie dirigé par Robert Jolivet lui-même, comme l’atteste une lettre conservée aux Archives nationales.
Dans cette lettre écrite à Coutances, le 12 mai 1425, Robert prend les titres d’humble abbé du Mont-Saint-Michel au péril de la mer, de conseiller du roy, son sire, et de commissaire au pays de la basse Marche de Normandie, pour le recouvrement de la place du Mont-Saint-Michel.
Il mande à son bien-aimé Pierre Sureau, receveur général, que les ennemis et adversaires du roi ayant pris messire Nicolas Bourdet, bailli du Cotentin et capitaine de la bastille d’Ardevon, chargé de tenir par terre le siège du mont Tombe, « Jehan Olivan et James Days escuyers » l’ont remplacé dans cette dernière charge.
Mais, comme ils manquent des ressources nécessaires pour acquitter les gages des hommes d’armes qui sont sous leur commandement, Pierre Sureau reçoit ordre de payer immédiatement cette solde, à cause des inconvénients graves qui pourraient résulter du moindre retard. Indignés de voir Robert entretenir une troupe de mercenaires aux portes de leur abbaye pour en faire le siège, les religieux bénédictins et les chevaliers normands s’affermirent plus que jamais dans leur résolution de s’ensevelir sous les ruines de la place, plutôt que de trahir la cause du roi.
Charles VII, de son côté, voyant que la présence d’un capitaine habile était nécessaire au Mont-Saint-Michel, remplaça en 1426 Jean d’Orléans par Louis d’Estouteville, dont le père s’était immortalisé pendant le siège d’Harfleur, et qui avait sacrifié lui-même ses riches domaines pour rester fidèle à sa patrie.
De concert avec Jean Gonault, d’Estouteville prit plusieurs mesures afin d’assurer la défense de la place. Les fortifications de la ville furent complétées ; on fit transporter ailleurs les prisonniers de guerre, et l’entrée de la place fut interdite aux femmes, aux enfants et à toutes les bouches inutiles.
L’année même de son arrivée au Mont-Saint-Michel, le brave capitaine remporta un avantage signalé ; il fit une sortie avec ses chevaliers, attaqua l’ennemi et lui causa de grandes pertes. Dom Huynes raconte ainsi cette nouvelle victoire :
« Un jour (les Anglois) laissèrent tous leurs carcasses sur les grèves. Car ceux de ce Mont s’estant résolus de les poursuivre et charger à toute outrance, ils le firent si brusquement et courageusement, l’an mil quatre cent vingt-cinq vers la Toussaincts, qu’ils les laissèrent presque tous occis et estendus sur les grèves. Ce qui fachoit grandement tous les autres Anglois qui maudissoient tous ceux de ce Mont, tandis que le roy de France les benissoit. »
En effet, Charles VII, touché du noble dévouement des humbles religieux et honnestes hommes de son moustier du Mont-Saint-Michel, leur écrivit au mois de décembre 1425 pour les féliciter d’avoir loyalement gardé et tenu « en l’obeyssance et seigneurie de France » cette place qui était sous la protection « du benoist Archange, Monsieur saint Michel. »
Le monarque, voulant aussi donner une nouvelle preuve de sa « parfaicte dévotion et singulière fiance, » envers le Saint Archange et son Église du Mont, accorda des faveurs signalées aux religieux bénédictins. Ceux-ci, encouragés par les paroles du roi et par leur dernier succès, engagèrent, après leur argenterie, les croix, les calices, les chapes, les mitres, les crosses et les autres ornements d’église pour « sustenter les chefs et les soldats de la forteresse. »
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Mais les secours qu’ils se procurèrent furent bientôt épuisés. Que faire alors ? Le château manquait de provisions, et les richesses du monastère étaient engagées ou vendues. Les religieux avaient le droit de prélever une taxe sur le Mont et certaines villes de Normandie ; mais dans les circonstances, un tel droit était illusoire, à cause de la pénurie générale et de l’occupation anglaise ; la France, d’ailleurs, était privée de ressources et ne pouvait venir en aide aux défenseurs du Mont-Saint-Michel.
Dans cette extrémité, Charles VII accorda aux religieux un privilège exceptionnel : il leur permit en 1426 de battre toute sorte de monnoye qui eust cours par toute sa domination. D’après les témoignages les plus compétents, la pièce que M. Corroyer publie à l’appui de notre texte, a été frappée au Mont-Saint-Michel sous le gouvernement de Louis d’Estouteville; c’est un mouton d’or, portant sur la face un agneau nimbé avec une bannière surmontée d’une croisette, et présentant sur le revers une croix fleuronnée, anglée de quatre fleurs de lys.
Source : Saint Michel et le Mont Saint Michel – Mgr Germain – 1880