Saint Gélase Ier fut élu Pape le 2 mars 492, c’est-à-dire à une époque où l’accusation intentée contre le christianisme d’avoir causé la ruine de l’empire romain reprenait toute son aigreur.
L’histoire ecclésiastique du cinquième siècle contient le récit d’une discussion très-animée qui eut lieu sur ce sujet entre le souverain pontife Gélase Ier et le parti pagano-chrétien, parti dont nous connaissons déjà l’influence et dont nous allons bientôt connaître les doctrines.
L’historien Zosime développait cette thèse dans un livre qui nous est parvenue incomplet et qui ressemble moins à une histoire qu’à un acte d’accusation dressé contre le christianisme. Les païens d’Occident, gens peu éclairés, ne faisaient pas de livres, mais ils ne cessaient de propager contre la religion du Christ les calomnies les plus insensées, Gélase, indigné de voir que des chrétiens s’unissaient aux païens pour célébrer pendant le mois de février les Lupercales et toutes les fêtes de purification qui avaient lieu dans ce même mois, voulut en l’an 493 faire interdire ces cérémonies païennes, durant lesquelles la pudeur publique était offensée.
La voix accusatrice des païens et celle des chrétiens retentit dans Rome :
« Si l’Italie, disaient-ils, est livrée au fléau des maladies épidémiques, c’est parce qu’on n’adore plus le dieu Februus (Dieu qui, avec Junou Feima présidait, selon les Romains, aux Purifications. Le rite des purifications était d’origine étrusque.) ; et l’on veut encore que les Lupercales ne soient plus célébrées ! »
On conçoit que de telles pensées aient eu cours parmi le peuple, on comprendra plus difficilement qu’un homme puissant, qu’un sénateur nommé Andromachus, se soit présenté comme le défenseur officieux des cérémonies païennes du mois de février. Malgré les révolutions qui avaient rempli la durée du cinquième siècle et changé le caractère de toutes les institutions romaines, le sénat de Rome conservait dans son sein, mais soigneusement cachés, les germes du fanatisme païen ; quelques-uns éclatèrent en cette circonstance.
Andromachus publia sa défense des Lupercales : elle ne nous est point parvenue et nous devons la regretter. Il eût été intéressant de comparer Symmaque plaidant pour l’autel de la Victoire et Andromaque défendant les Lupercales plus de cent ans après, quoique la situation de ces deux sénateurs ait été différente sur un point essentiel, puisque Andromaque ne paraît pas avoir pris la défense des fêtes païennes au nom des païens , mais bien en faveur de ceux des chrétiens qui prétendaient avoir le droit de les célébrer.
Nous possédons la réponse de Gélase Ier et elle suffit pour faire connaître le terrain sur lequel s’étaient placés ces faux chrétiens, champions obstinés et inconséquents de l’héritage d’erreurs qu’ils avaient reçues de leurs pères.
L’Évêque de Rome commence par signaler les dangers de la superstition ; il flétrit du nom d’adultère le mélange des rites chrétiens et des pratiques païennes et demande pourquoi tant de personnes s’empressent de célébrer les Lupercales et de fêter le faux dieu Februus.
« C’est, répond-il, afin de sauver les peuples de la peste et de la guerre, et pour garantir les femmes de la stérilité. Mais alors ces maux ne devraient plus exister, l’Empire devrait être plus peuplé que jamais ; et qui ne sait qu’il n’y a plus en quelque sorte un seul habitant dans l’Etrurie et dans l’Emilienne?
Pourquoi Castor et Pollux, dont vous n’avez point voulu abandonner le culte, n’ont-ils pas rendu la mer favorable, afin que les blés arrivassent à Rome ? Lorsque l’empereur Anthemius vint en cette ville, assurément les Lupercales se célébraient partout : n’avons-nous pas eu à gémir de la peste ? Que se passe-t-il en Afrique et dans les Gaules ? d’où vient la stérilité ? les Lupercales !
Oui, les Lupercales, ou bien notre corruption, les supplices, les homicides, les adultères, les violences, les inimitiés, l’ambition, l’avarice, le parjure, les faux témoignages, l’oppression des malheureux, l’abandon où se trouve le bon droit, la faveur qui entoure l’injustice, la perversité inouïe en toutes choses ; enfin, et ce qui est pis, le mensonge envers Dieu, le sacrilège et cet art magique odieux même aux païens : voilà les véritables causes de toutes nos misères. N’accusons pas les Lupercales, qui pour votre salut ont été presque partout interdites. »
Le Pape Gélase remonte à l’origine de ces fêtes et discute les motifs qui les ont fait établir ; il prouve sans peine que l’empire romain n’a pas été une seule fois garanti par ce spécifique contre la peste. Quant à la stérilité des femmes, il objecte que l’Orient, où les Lupercales n’ont jamais existé, possède une nombreuse population, tandis que les Gaules et l’Afrique, provinces restées également étrangères à ces cérémonies, sont désertes. L’argument tiré de la dépopulation de l’empire n’a donc aucun poids. Le pontife examine ensuite une à une toutes les raisons alléguées par Andromaque.
« Le mal, dites-vous, est de supprimer les Lupercales dans les endroits où elles ont été établies ; mais les Gaulois se sont emparés du Capitole, les guerres civiles ont plongé la république dans un abîme de maux ; Alaric suivi de ses hordes barbares a souillé Rome par sa présence ; de nos jours Anthemius et Ricimer ont porté au comble les maux de la patrie : et cependant à ces époques vos Lupercales étaient
célébrées.
Autrefois les nobles et les matrones présidaient à ces fêtes, on les voyait se livrer dans une hideuse nudité à ces cérémonies dégoûtantes. Aujourd’hui qui prend part aux Lupercales ? quelques misérables dont vous-mêmes rougissez. Si ces cérémonies sont bonnes et utiles, pourquoi ne les accomplissez-vous pas à la manière de vos ancêtres?
Dépouillez-vous donc de vos vêtements, courez à travers les rues, remplissez ponctuellement les rites de ces pieuses fêtes. Pourquoi des scrupules si la patrie doit retirer tant de profit de votre dévotion ? Reconnaissez plutôt qu’une religion dont on rougit ne saurait être utile. Apprenez, au moins par votre honte, que vous commettez un crime public, au lieu d’accomplir un acte de piété.
Vous prétendez qu’il faut respecter jusqu’à l’image des choses saintes , qu’on ne doit pas rompre avec des usages reçus depuis tant de siècles. Allez plus loin, plaidez maintenant pour vos autels. La superstition païenne a été proscrite depuis longtemps, demandez néanmoins à sacrifier dans les temples, à célébrer vos rites profanes dans le Capitole ; car il serait moins déraisonnable de défendre avec obstination une religion tout entière qu’une seule de ses cérémonies.
Vous ajoutez que les Lupercales ont été fêtées depuis l’établissement du christianisme. Cela ne prouve qu’une seule chose, savoir que le bien se fait graduellement. On a souffert aussi les sacrifices, s’ensuit-il qu’on n’ait pas dû les abolir ? Chaque évêque a supprimé en divers temps plusieurs superstitions méprisables ou criminelles. On ne guérit pas toutes les maladies à la fois, on commence par les plus dangereuses, de peur que le corps n’ait pas la force de supporter les remèdes.
Qu’aucun baptisé, que nul chrétien ne prenne part à ces fêtes, qu’elles ne soient célébrées que par les païens qui en cette circonstance remplissent un devoir de leur religion. Croyez-vous donc qu’un tel exemple ne soit pas assez dangereux ? Quant à moi, je pense qu’il l’est et j’ai pouvoir pour le dire. J’obéis aux mouvements de ma conscience. Que ceux qui méprisent mes avis descendent dans la leur.
Je veux penser que mes prédécesseurs n’ont pas négligé leurs devoirs, et qu’ils se sont adressés aux empereurs pour faire détruire ces abus : on ne les a pas écoutés, et l’empire s’en est ressenti. Après tout, je n’ai à rendre compte que de mon administration, et je veux pouvoir le faire un jour sans remords. »
Ainsi donc les païens étaient maintenus dans le droit de fêter leurs Lupercales. Les lois contre les fêtes païennes rendues par Honorius n’avaient pas été mises à exécution dans la capitale. Baronius dit que le sénat prohiba les Lupercales d’une manière absolue ; je ne sais pas sur quelle autorité il fonde cette assertion.
Le langage du pape est positif : « Que les païens fêtent les Lupercales !«
C’est ainsi que Constantin avait dit aux partisans du même culte : « Allez égorger des victimes à une distance de plus de cent cinquante ans« , nous retrouvons la même politique exprimée par des paroles semblables. La liberté des cultes, qui avait tué le paganisme, était encore offerte en 493 à quelques-uns
des partisans de l’ancien culte, sinon comme une faveur, au moins comme une consolation.
Quand nous voyons un Évêque aussi éclairé que l’était Gélase, respecter la liberté des païens et reconnaître leur droit d’impiété, nous ne pouvons qu’admirer cette religion qui, parvenue à la suprême puissance, combat avec les seules armes de la persuasion des adversaires qui, aux jours de leur pouvoir, avaient employé contre elle la terreur des supplices.
J’ai dans cet ouvrage indiqué les rapports que les deux religions eurent l’une avec l’autre pendant la durée du quatrième et du cinquième siècle, a-t-on vu une seule fois le christianisme solliciter contre un ennemi souvent imprudent, je ne dis pas des bûchers et des tortures, mais de simples lois pénales ? et quand la lutte est finie, quand il ne s’agit plus que de purger la société de quelques débris de paganisme dédaignés par le plus grand nombre des païens, le christianisme s’arrête en présence d’un principe qu’il a accepté et auquel il est toujours resté fidèle.
Plusieurs autres faits résultent de l’écrit de Gélase : ainsi, par exemple, nous voyons que les Lupercales n’étaient plus célébrées que par le rebut de la population, les nobles n’y prenaient aucune part. Andromachus et d’autres personnages puissants défendaient ces usages par une sorte de point d’honneur, et parce qu’étant issus d’anciennes familles païennes, ils se regardaient comme les patrons des vieilles coutumes, mais ils refusaient de paraître parmi les Luperci.
Tel était alors le paganisme : ses défenseurs, en l’approuvant par leurs paroles, le désavouaient par leur conduite. Sans pouvoir indiquer l’époque précise où les Lupercales cessèrent d’être célébrées à Rome, on est d’accord pour représenter la procession qui a lieu pendant la fête de la Purification de la Sainte Vierge, et dans laquelle les assistants portent des cierges allumés, fête qui par ce motif est nommée Chandeleur, comme ayant été établie afin de tenir lieu des Lupercales pour lesquelles le peuple montrait un si grand attachement.
Au lieu d’une cérémonie bouffonne et indécente, on plaça une fête qui, en satisfaisant la passion des Romains pour les solennités, rappelait à leur esprit des pensées nobles et pures. La Chandeleur fut établie postérieurement au pontificat de Gélase, d’où nous devons induire que les Lupercales n’ont point été généralement abolies par ce pontife, et qu’il a seulement défendu aux chrétiens d’y prendre
part.
Le sénat saisit cette occasion pour réformer plusieurs usages païens, moins scandaleux sans doute que les Lupercales, mais trop opposés cependant à l’esprit du christianisme pour être plus longtemps tolérés.
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On célébrait dans le Cirque, en l’honneur des nouveaux consuls, des fêtes empreintes de paganisme ; il fut décidé que les fonds alloués pour cette dépense seraient employés à des œuvres de charité. Le sénat n’osa pas Compléter sa réforme, et, par exemple, abolir les autres vestiges de paganisme qui apparaissaient dans la cérémonie de l’installation des consuls, ni interdire les fêtes, si fécondes en scandales, que l’on célébrait aux calendes de janvier. Gélase avait raison de dire que plusieurs maladies ne se guérissent pas à la fois.
Source : Histoire de la destruction du paganisme en Occident – A. Beugnot – 1835