Dans le traité Des Devoirs de Saint Ambroise comme dans celui de Cicéron, les femmes sont oubliées. Cet oubli est définitif chez Cicéron, et cela suffit à faire de sa morale, dont certains éléments sont si vivants encore, une morale morte dans son ensemble.
Un livre de morale moderne, en effet, s’adresse aux femmes comme aux hommes, à moins qu’il ne spécifie. Saint Ambroise s’était adressé aux femmes avant de s’adresser aux hommes. Le traité Des Vierges est un de ses premiers ouvrages, qu’il reproduisit sous plusieurs formes. Il se trouve ainsi consacrer aux femmes de nombreux écrits qui traitent un unique : la virginité.
Nous ferons ressortir les conséquences voulues ou non de cette préoccupation exclusive. Disons, en attendant, que saint Ambroise fut en effet un des apôtres de la virginité chrétienne. Il mit son honneur d’évêque à vouer au Seigneur les plus nobles des vierges et celles qui lui étaient le plus chères. Il en venait à lui de toute l’Italie.
Ce fut une contagion de pureté qui inquiéta même les économistes du temps. Mais, sans retracer ici tout le rôle historique de notre saint, qui fut considérable, esquissons les grandes lignes de cette prédication nouvelle qui, au moment précis où nous sommes, devient l’un des thèmes ordinaires de la prédication chrétienne. C’est une vertu proprement chrétienne que la vertu de virginité, proclame tout d’abord saint Ambroise. Il compare les vierges chrétiennes aux vestales ; — il a eu, nous le savons, pour répondre à Symmaque, à reprendre cette comparaison ; — et il prend en pitié cette pudeur qui n’a qu’un temps, cette pudeur où il faut plutôt voir une réserve de sensualité faite pour la vieillesse.
Puis ce sont des lois civiles, des promesses d’honneurs et de respect qui décident de ces vocations. Cette virginité provisoire et lucrative n’est qu’une façon de faire argent de son corps, et elle n’ôte rien à ce caractère d’impudicité des religions antiques dont le culte de Bacchus nous donne la note vraie. Au contraire, le christianisme a fait de la virginité une vertu, une vertu à lui, qui imprime la marque de la foi chrétienne sur tous ceux qui la pratiquent, une vertu féconde en autres vertus, et dont saint Ambroise écrit, à plusieurs reprises, qu’elle suffit à nous faire semblables aux anges.
L’impudicité a fait descendre les anges du Ciel ; leur chasteté fait monter les vierges. Il y a donc là une forme de bien moral à laquelle toutes les autres se ramènent. L’effort de la vertu n’est plus qu’un duel engagé contre la chair. Saint Ambroise, pour mieux louer la virginité, tourne en ridicule le luxe des impudiques. L’apôtre se fait satirique. Il s’en prend à ces femmes qui, par le fard et l’artifice, s’efforcent de paraître autres qu’elles ne sont. C’est donc qu’elles se trouvent mal, et elles ne pensent pas qu’elles trahissent ainsi le peu de cas qu’elles font d’elles-mêmes.
Elles s’étonneront après cela qu’on les juge comme elles se sont jugées. Ce n’est pas elles qu’on aime quand on les aime. Elles rendent ainsi adultère tout amour dont elles sont l’objet. Voyez celle-ci qui s’avance, semblable à une statue sous un dais. On la regarde comme un objet curieux. Ses efforts pour plaire ne font que l’enlaidir. Elle a les oreilles déchirées, et sa tête plie comme sous un fardeau.
Qu’importe que ce soient des métaux précieux, ils n’en pèsent pas moins. Ce cou porte une chaîne, quoique la chaîne soit d’or. Heureuses vierges qui ignorez ces supplices, vous dont la pudeur fait la beauté, une beauté qui ne craint pas le temps et qui seule plaît à Dieu ! La satire de saint Ambroise ne s’arrête pas là. Le grand adversaire de la virginité, c’est le mariage, et le saint évêque se laisse entraîner à déprécier le mariage.
Quelle triste condition d’abord que celle de la demoiselle à marier ! L’esclave que l’on vend aux enchères est plus heureux. Quelquefois, du moins, il choisit son maître ; la jeune fille n’a jamais le droit de choisir. À peine a-t-elle le droit de se laisser voir sans que son honneur en soit atteint. Elle est donc réduite à faire des vœux et à trembler en secret et en silence.
Le sort des parents n’est guère plus enviable ; ils veulent avoir des petits-enfants, mais ils commencent par livrer leurs enfants à eux, changeant le certain contre l’incertain. Avec l’enfant, ils livrent la dot, car un gendre s’achète ; après quoi il leur faut se hâter de mourir pour ne pas lui devenir odieux. La conclusion à tirer est que les parents ont tout intérêt à donner leurs filles au Seigneur ; ainsi, elles ne sont point perdues pour eux, mais attirent sur leur vieillesse toutes sortes de bénédictions.
Les joies du mariage sont loin d’être une suffisante compensation à tous les ennuis qui le précèdent. Saint Ambroise insiste sur la servitude où les lois et les mœurs mettent les femmes. Le lien conjugal est un lien et un joug, ainsi que l’indique l’étymologie. Saint Ambroise, qui ne néglige aucun argument, cherche dans l’amour de l’indépendance un sentiment qui serve à la chasteté de renfort.
Le temps n’est pas encore où ce seront l’attrait de la discipline et comme la passion de l’obéissance qui peupleront les couvents. Nous ne pouvons davantage comprendre dans la prédication d’Ambroise qu’il cherche à détourner du mariage par la considération même des devoirs qu’il impose et comme par l’effroi de la maternité. Car c’est là spéculer sur la lâcheté humaine, et se contenter à peu de frais en fait de vocation.
Il ne va pas jusqu’à parler comme Tertullien de nausées de femme enceinte, de seins ballants et de mioches qui braillent. Ce n’en est pas moins l’esprit de Tertullien qui souffle en lui, et lui inspire une sorte de dégoût pour ces lois et ces mystères de la nature dont le respect prend au contraire chez nous la forme d’un sentiment religieux. La poésie de la maternité n’existe pas pour lui ; il n’en décrit que les lourdes charges : grossesse, allaitement, éducation.
Et s’il ne parle pas de tous les chagrins qui viennent aux mères de leurs enfants, c’est par une réticence pleine de pitié et pour ne pas attrister celles qui l’écoutent. Ainsi la mère ne cesse de souffrir par son fils. Elle souffre par lui avant qu’il soit né, elle souffre pour qu’il naisse, et, quand il est né, sa sollicitude n’est qu’une longue souffrance.
Et saint Ambroise, qui écrit ces choses, ne sent ni la sainteté de ce sacrifice quotidien, ni le prix infini d’un amour si chèrement achetée! Il se défend toutefois de condamner le mariage. Et d’abord, il n’admet pas qu’on brise des liens une fois formés pour se vouer à un état meilleur. L’Église est un champ qui porte plusieurs fruits. Là sont les vierges, là sont les veuves, là sont les femmes mariées.
Chacune a son lot. D’ordinaire, il ne tient pas la balance égale, et met nettement l’état de virginité au-dessus de l’état de mariage. Mais enfin, la virginité n’est pas obligatoire, et il vaut mieux se marier que de s’exposer à des tentations trop fortes. Saint Ambroise reprend ici, et avec insistance, la distinction connue des conseils et des préceptes.
La virginité est le fait d’une élite, non de tous. Elle est une vertu, non un devoir. Et il faut bien que quelques-unes se marient pour que le troupeau des vierges se recrute et se renouvelle. Condamner le mariage, ce serait condamner les naissances et la vie elle-même. Ce serait donner tort à ceux qui nous ont engendrés, ce serait rompre avec la société, la nature.
Saint Ambroise a peur de ce paradoxe. Les femmes mariées font donc une besogne utile, mais les vierges se sont réservées la meilleure part. Il s’en faut de beaucoup d’ailleurs qu’elles aient renoncé à toute tendresse. C’est entre elles surtout et le Christ qu’un pacte mystique est conclu. L’âme de la vierge est l’épouse, le Christ est l’époux. Et ce sont entre l’épouse et l’époux d’ineffables amours.
Le Cantique des Cantiques en a donné à l’avance la description allégorique :
« Je le tiens, et ne le laisserai pas partir sans le faire entrer dans la demeure de ma mère, dans le lit de celle qui m’a conçue. »
Entendez par là que le Christ doit habiter au fond même de notre cœur et que nous devons tout y préparer pour le recevoir. La pureté de la conscience virginale devient ainsi un gage d’amour. Ce n’est pas un souci égoïste de sa propre innocence, ce n’est même pas une horreur naturelle pour tout ce qui souille, c’est la pensée de l’hôte attendu qui protège la vierge contre toute autre séduction.
Le renoncement que la virginité implique ne va donc pas sans compensation, et le cœur de la vierge fermé à tout amour humain n’est pas fermé à tout amour. Le Dieu des couvents est autre chose qu’un père pour celles qui l’adorent, et tous les sentiments féminins détournés de leur objet propre trouvent en lui une idéale satisfaction.
L’amour de Dieu ainsi conçu répandit sur la piété de la femme et plus tard, par l’effet d’une sorte de contagion, sur la piété de l’homme même, une curieuse sentimentalité. Puis la virginité déjà mise à si haut prix est rehaussée encore par l’idée des noces mystiques qui en sont le salaire, et saint Ambroise chante comme des litanies en son honneur.
Que si des parents imprudents veulent s’opposer à une si belle vocation, ce sera pour la vierge une épreuve préliminaire à subir que cette lutte contre les siens dont elle sortira affermie. Car elle luttera, et ne se laissera arrêter par aucune considération d’intérêt et d’affection. C’est un premier sacrifice qu’il lui faut accomplir, et, en triomphant de sa famille, elle triomphera du siècle.
D’ailleurs cette famille ne demande souvent qu’à être vaincue et ses objections n’ont pour fin que de reconnaître les vocations véritables. S’il en était autrement, la vierge maintiendrait envers et contre tous les droits de sa conscience et de son avenir religieux. Saint Ambroise apporte l’exemple d’une jeune fille noble sollicitant la consécration du prêtre, et repoussant avec une pieuse insolence tous ceux qui veulent la détourner de son projet.
« Que faites-vous et pourquoi perdre vos soins à me chercher un parti dans le monde ? Je suis déjà pourvue. Vous m’offrez un époux et j’en ai choisi un autre. Le vôtre est-il aussi riche et aussi grand que le mien ? Alors, je verrai quelle réponse j’aurai à faire.
Mais si celui que vous me présentez est un homme, tandis que j’ai résolu de me donner à Dieu, vouloir m’enlever à cet époux divin, ce n’est pas établir ma fortune, c’est jalouser mon bonheur. »
Ce n’est pas nous qui traduisons ici, c’est Bourdaloue qui a traduit et reproduit ces lignes dans un sermon sur les Devoirs des pères, et la citation qu’il en fait suffit à marquer leur portée. Saint Ambroise formule ici toute une doctrine morale, celle de l’inviolabilité des vocations, et sacrifie sans ambages tous les devoirs et tous les droits qu’elles trouvent sur leur chemin.
Que de drames de conscience et de famille ont reçu à l’avance dans cette prédication que nous analysons leur impitoyable solution ! On comprend que cette prédication ait soulevé des tempêtes. L’évêque fit courageusement face à toutes les attaques.
Il représente qu’il est dans son rôle, qui est celui d’un pêcheur d’âmes. On lui reproche d’enseigner ce que son devoir est d’enseigner. L’idée ne vient pas de reprocher à Japhté son sacrifice. La volonté de Dieu le couvre. Saint Ambroise demande des sacrifices moindres et tout le monde s’insurge. Est-ce la multiplicité des vocations qui inquiète les politiques ?
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L’état aura-t-il à en souffrir ? La population va-t-elle diminuer ? Que l’on me montre, dit saint Ambroise, celui qui cherche une femme et qui n’en trouve pas.
Il semble au contraire que la population croisse là où le nombre des vierges est plus grand.
Source : Saint Ambroise et la morale chrétienne au IVe siècle – Raymond Thamin – 1895