Au commencement du règne des Goths, il existait près de la ville de Spolette un homme d’une vertu exemplaire, nommé Isaac, dont la vie se prolongea presque jusqu’à la fin de la domination des Goths.
Il était parfaitement connu de plusieurs des nôtres, surtout de la pieuse vierge Grégorie, qui maintenant habite dans la ville de Rome, près de l’église de la bienheureuse Marie, toujours vierge. Grégorie était à la fleur de la jeunesse, et le jour de ses noces était déjà fixé, lorsqu’elle s’enfuit à l’église, dans le but d’embrasser la profession religieuse.
Le vertueux Isaac lui servit de protecteur, et, avec le secours du Seigneur, il lui fut enfin donné de recevoir le saint habit qu’elle désirait. En refusant un époux sur la terre, elle mérita d’en avoir un dans le ciel. J’ai encore appris bien des choses touchant Isaac, par le récit du révérend Père Eieuthère, qui le connaissait intimement, et dont la vie confirmait si bien les paroles.
Le vénérable Isaac n’est point né en Italie, mais je raconte les miracles qu’il a opérés pendant son séjour dans ce pays. Aussitôt qu’il fut arrivé de Syrie à Spolette, il entra dans l’église, et pria les gardiens de lui accorder pour la prière toute la liberté qu’il voudrait, sans le forcer de sortir aux heures ordinaires.
Alors, il se mit à prier, passant tout le jour et même la nuit suivante dans ce saint exercice. Le second jour et la nuit qui suivit, il persévéra dans sa ferveur; ce fut encore là son occupation le troisième jour. Au lieu d’édifier l’un des gardiens, que possédait l’esprit d’orgueil, ce spectacle devint pour lui un sujet de scandale.
Dans son grossier langage, il le traita d’hypocrite et l’appela un imposteur, parce que depuis trois jours et trois nuits, il affichait sa piété à la vue du monde. Puis, s’élançant aussitôt, il donna un soufflet à l’homme de Dieu, afin de chasser ignominieusement de l’église un fourbe qui se parait, selon lui, du masque de la dévotion. Sa punition fut prompte : à l’instant, le démon le saisit, le renversa aux pieds de l’homme de Dieu et se mit à crier par son organe :
« Isaac me chasse ! Isaac me chasse ! »
On ignorait le nom de cet étranger ; l’esprit malin le découvrit en criant que c’était lui qui avait le pouvoir de le chasser. Alors l’homme de Dieu se coucha sur le corps du possédé, et le malin esprit qui s’en était saisi se retira. Aussitôt la ville entière apprit ce qui s’était passé à l’église. Hommes et femmes, nobles et roturiers, tous d’accourir de concert, tous de l’entraîner chez eux à l’envi.
Les uns le pressaient d’accepter des domaines pour bâtir un monastère, les autres de l’argent ; d’autres ce qu’ils avaient à leur disposition. Le serviteur du Dieu tout-puissant ne reçut rien de tout cela ; il sortit de la ville et choisit, à quelque distance, un lieu où il se bâtit un modeste ermitage. À force de le visiter, bon nombre de personnes se trouvèrent, à son exemple, embrasées du désir de la vie éternelle, et se consacrèrent sous sa conduite au service du Seigneur.
Ses disciples lui adressèrent d’humbles et de fréquentes sollicitations, afin de le déterminer à recevoir pour l’usage du monastère les propriétés qu’on lui offrait ; mais, gardien scrupuleux de sa pauvreté, il leur opposait inébranlablement cette maxime :
« Un moine qui cherche des possessions sur la terre n’est pas moine. »
Ainsi, il redoutait autant de perdre sa tranquille pauvreté que les riches avares désirent conserver leurs trésors périssables. Aussi l’esprit de prophétie et d’éclatants miracles proclamèrent-ils au loin la sainteté de sa vie. Un soir, il fît jeter au jardin du monastère des instruments en fer vulgairement connus sous le nom de bêches.
« Jetez tant de bêches dans le jardin, dit-il à ses disciples ; puis revenez vite. »
La nuit, s’étant levé avec ses frères pour chanter les louanges de Dieu, il leur dit :
« Allez préparer à manger pour nos ouvriers, et que tout soit prêt de grand matin.»
Le lendemain, il fit apporter ce qu’on avait préparé par son ordre, entra au jardin avec ses religieux, et trouva autant d’ouvriers au travail qu’il avait fait jeter de bêches. Les voleurs y étaient entrés ; mais Dieu ayant changé leurs dispositions, ils avaient saisi les outils qu’ils avaient trouvés sous leurs mains, et, depuis l’heure où ils étaient entrés jusqu’à l’arrivée de l’homme de Dieu, ils avaient cultivé tous les endroits du jardin restés incultes.
Dès que le saint homme fut entré, il leur dit :
« Courage, mes frères, vous avez bien travaillé, reposez-vous maintenant. »
Aussitôt, il leur présenta les aliments qu’il avait apportés, afin qu’ils pussent réparer leurs forces épuisées par un si long travail. Lorsqu’ils eurent pris une réfection suffisante, il leur dit :
« Gardez-vous de faire le mal ; toutes les fois que vous désirerez quelque chose de ce jardin, venez à l’entrée, demandez-le tranquillement, recevez-le avec action de grâces, et renoncez au détestable métier de voleur. »
Sur-le-champ, il fit arracher des légumes et leur en donna leur charge. Ainsi, ceux qui étaient venus au jardin dans de mauvaises intentions, s’en retournèrent sans avoir fait aucun mal, avec le prix de leurs travaux et comblés des faveurs d’Isaac.
Dans une autre circonstance, des étrangers vinrent lui demander l’aumône tout couverts de haillons, à tel point qu’ils paraissaient presque nus. Ils lui demandèrent des vêtements. L’homme de Dieu écouta tranquillement leurs paroles ; puis, ayant mandé secrètement et à l’instant même, un de ses disciples, il lui dit :
« Allez en tel endroit de cette forêt, cherchez au creux d’un arbre, et apportez-moi les vêtements que vous y trouverez. »
Le disciple obéit, fit les recherches ordonnées, trouva des habits et les apporta secrètement à son maître. L’homme de Dieu les prit, les montra aux étrangers qui sollicitaient sa charité tout couverts de lambeaux, et leur dit en les leur présentant.
« Tenez, vous êtes nus, prenez ces vêtements et revêtez-les. »
À cette vue, ils reconnurent les habits qu’ils venaient de quitter, restèrent accablés sous le poids d’une honte inexprimable, et, après avoir employé la fraude pour se procurer les habits des autres, ils furent obligés de recevoir les leurs avec une extrême confusion.
Une autre fois, un homme qui se recommandait aux prières d’Isaac lui envoya son garçon avec deux paniers de fruits ; le serviteur en déroba un qu’il cacha en chemin ; l’autre, il le porta à l’homme de Dieu et lui exposa l’intention de celui qui lui faisait ce présent. L’homme de Dieu l’accueillit avec bonté, et en même temps, il lui adressa une petite admonition.
« Merci, mon ami, lui dit-il, mais prenez garde au panier que vous avez caché en chemin, et ne vous avisez pas de le saisir trop brusquement, car un serpent y est entré. Ainsi, craignez que le reptile ne vous morde, si vous prenez le panier trop étourdiment. »
Ces paroles couvrirent le serviteur de confusion ; il tressaillait d’avoir échappé à la mort, mais il était extrêmement affligé d’avoir essuyé une si humiliante mortification, quelque salutaire qu’elle fût. Arrivé à son panier, il le considéra avec une prudente anxiété, et, conformément à la prédiction de l’homme de Dieu, il trouva qu’un serpent s’en était emparé.
Ainsi, abstinence rigoureuse, mépris de tout ce qui passe, esprit de prophétie, grande application à la prière, toutes les vertus brillaient dans Isaac. Cependant, il y avait en lui une chose, ce semble répréhensible : c’est que parfois, il s’abandonnait tellement à la joie, que si l’on n’avait pas su qu’il était rempli de toutes sortes de mérites, on ne l’aurait jamais cru.
Pierre interroge Saint Grégoire le Grand sur Saint Isaac.
Que penser, je vous prie, d’une pareille conduite ? Donnait-il volontairement carrière à la joie ? ou bien, au milieu de toutes les vertus dont il était doué, un accès de gaieté venait-il emporter son esprit malgré lui ?
Saint Grégoire le Grand lui répond.
C’est là l’effet d’une admirable disposition de la divine Sagesse que nous voyons souvent se manifester, mon cher Pierre ; elle refuse quelquefois de légères faveurs à ceux qui en ont reçu de sa part de fort considérables, afin de laisser en eux une source continuelle d’imperfection. Tandis que, malgré leurs désirs et leurs efforts pour arriver à la plus haute sainteté, ils se voient dans l’impuissance de triompher sur les points où ils n’en ont pas reçu la grâce, ils ne s’élèvent pas au sujet des faveurs reçues.
L’impossibilité de vaincre d’eux-mêmes les petits défauts qui leur restent leur apprend que ce n’est pas d’eux-mêmes qu’ils tiennent leurs grandes vertus. Voilà pourquoi, après avoir conduit son peuple à la terre promise, le Seigneur, loin de détruire tous ses ennemis les plus puissants et les plus redoutables, conserva longtemps les Philistins et les Chananéens, afin de tenir Israël, selon la parole sainte, dans une continuelle épreuve.
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Plus d’une fois, comme nous l’avons dit, Dieu laisse quelques légers défauts même aux personnes qu’il a comblées de ses dons. C’est pour qu’elles aient toujours les armes à la main ; c’est afin qu’après avoir vaincu les ennemis les plus terribles, elles ne s’enorgueillissent point, dès lors qu’elles sont encore sans cesse harcelées par de chétifs adversaires.
Ainsi, par une admirable économie, la même âme tout à la fois s’élève par la vertu et s’affaisse par la faiblesse, de telle sorte qu’elle se voit édifiée d’un côté et en ruine de l’autre. Ainsi ses efforts infructueux pour obtenir un bien qu’elle n’a pas sont une humble sauvegarde des biens qu’elle possède.
Source : Les dialogues de Saint Grégoire le Grand – Par L’Abbé Henry – 1851
Saint Isaac de spolette, priez pour nous.