La dernière heure a sonné pour le chrétien mourant ; c’est l’heure de son jugement particulier au tribunal de Jésus Christ.
L’Église a répandu sur lui ses dernières bénédictions avec les dernières prières, il a reçu pour la dernière fois le pardon de ses fautes, pour la dernière fois aussi il a senti le cœur de Jésus reposer sur son cœur dans le sacrement de l’Amour ; l’ami de la première communion, en apprenant que son ami est malade, a quitté son tabernacle pour venir le visiter ; porté entre les mains de son prêtre, il a passé inaperçu dans les rues de nos grandes cités, ou bien, suivi de quelques fidèles, il est acheminé le long des sentiers de la campagne ; il est entré dans cette chambre funèbre, transformée pour le moment en sanctuaire, il a reposé un instant sur ses lèvres que la mort va glacer, et dans un dernier et mystérieux colloque avec l’âme, il a laissé entrevoir les mystères de l’avenir et les splendeurs de l’Éternité bienheureuse ; pour assurer encore mieux la victoire de son enfant, l’Église a oint ses membres de l’huile sainte comme on faisait, aux temps antiques, pour les athlètes qui se préparaient au combat. C’en est fait ; le prêtre s’est retiré, le laissant seul en face de la mort ; autour de son lit, ses parents parlent à voix basse et se détournent pour cacher leur larmes ; on récite les dernières prières ; déjà son oreille a entendu le formidable appel : partez, âme chrétienne ; tout à coup, un soupir s’exhale, il retombe inanimé sur sa couche. Il est mort.
Alors les sanglots de la famille se mêlent ; on s’approche avec terreur de ce quelque chose d’inanimé, qui n’est déjà plus qu’un cadavre ; on ferme ces yeux qui ne s’ouvriront plus avant le grand jour du réveil général ; on joint ces mains dans l’attitude de la prière ; le plus souvent, pour cacher aux survivants l’horreur de la mort, on jette un voile sur ce visage déjà défiguré ; puis les amis, les voisins se retirent en faisant l’éloge de ce défunt ; à cette heure, il faudrait avoir été bien mauvais pour ne pas jouir d’un petit panégyrique en règle, et si la Congrégation des Rites devait connaître de tous les procès de canonisation qui se font ainsi dans les huit jours après la mort, le travail de plusieurs milliers de consulteurs n’y suffiraient pas.
Voilà le côté extérieur de ce grand drame de la mort ; mais, quelque saisissant qu’il soit pour nous, ce n’en est pourtant que le côté le moins intéressant. Nous avons laissé le défunt étendu sur son lit funèbre, les mains jointes, le crucifix sur la poitrine, dans l’attitude qu’a si bien saisie le chantre des harmonies.
Les saints flambeaux jetaient une dernière flamme.
Le prêtre murmurait ces doux chants de la mort,
Pareils aux chants plaintifs que murmure une femme
A l’enfant qui s’endort.
De son pieux espoir son front perdait la trace
Et sur ses traits, frappés d’une auguste beauté,
La douleur fugitive avait empreint sa grâce,
La mort sa majesté.
C’est là tout ce que voit le poète dans la mort, mais il y a autre chose ; nous avons sous les yeux le corps qui se glace et qui va bientôt tomber en décomposition ; qu’est devenue l’âme immortelle et incorruptible ? C’est là la question vraiment intéressante pour nous dans cette étude sur le Purgatoire.
La foi nous apprend qu’à l’instant où elle s’est séparée du corps, l’âme a paru devant son juge, et les révélations des Saints confirment toutes ce grand fait du jugement particulier, immédiat et sans appel ; mais ici se présentent plusieurs questions intéressantes qu’il convient d’étudier par ordre.
Avant tout, ce qui attire l’attention, ce qui doit fixer tout d’abord le regard de l’âme, c’est la personne du juge. Nous voyons dans les Saintes Écritures que ce Juge n’est autre que Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il est écrit dans saint Jean, que le Père ne juge personne, parce qu’il a abandonné tout jugement à son Fils : Pater non judicat quequam, omne judicum dedit Filio, et nous lisons au livre des Actes que le Christ a été constitué de Dieu le juge des vivants et des morts : constitutus est a Deo judex vivorum et mortuorum. Hermas dans son livre du pasteur, saint Grégoire le Grand, dans ses dialogues, saint Jean Damascène, saint Jean Climaque, et, dans des temps plus rapprochés, sainte Gertrude, sainte Lutgarde, sainte Françoise Romaine, sainte Thérèse, toutes les saintes âmes à qui Dieu, confirment par leurs révélations particulières ces données de la foi.
Les Théologiens se demandent si l’humanité de Notre-Seigneur se manifeste visiblement à chaque âme, et là-dessus ils sont partagés. Le Cardinal Bona, dans son savant traité du discernement des esprits, s’exprime ainsi :
« A la fin du monde, Jésus-Christ paraîtra dans son corps, avec sa gloire, lorsqu’il viendra juger les vivants et les morts, mais il est incertain s’il apparaît à chaque homme en une forme visible, comme quelques-uns l’on écrit. On n’est pas no plus assuré de la manière avec laquelle Notre-Seigneur exerce ce jugement particulier de chaque homme ; on sait seulement que cela se fait en un moment et en un clin d’œil. C’est pourquoi une apparition intellectuelle de ce souverain juge suffit pour ce jugement. » (cf. ouvrage cité, ch. xx.)
On voit par ce passage que le savant cardinal évite de se prononcer, bien qu’il penche évidemment pour la négative. Néanmoins il ne manque pas de théologiens de mérite qui pensent que le divin Maître se révèle à chacun dans la vérité de sa chair transfigurée et glorieuse ; cette seconde opinion a pour elle des raisons plausibles ; il est certain que c’est comme homme, en vertu des mérites de son immolation et de sa mort que Jésus-Christ a le droit de juger tous les hommes ; il y a donc au moins une raison de convenance, à ce qu’ils comparaissent devant son humanité glorifiée, et qu’ils voient, dans leur réalité, ces plaies bénies qu’ils lui ont infligées par leur péchés : Videbunt in quem transfixerunt.
Il est inutile de se poser l’objection de ces quatre-vingt mille âmes, qui d’après les calculs des statisticiens, comparaissent chaque jour au tribunal suprême, sur tous les points du globe, ce qui semblerait réclamer pour l’humanité sainte du Sauveur une sorte d’ubiquité ; celui qui n’est pas arrêté par le mystère de l’eucharistie, en vertu duquel Jésus-Christ est rendu réellement présent à la fois sur des milliers de points ne s’arrêtera pas davantage à cette difficulté. J’inclinerai donc vers la seconde opinion qui me paraît plus conforme à la grandeur du juge et à l’analogie des autres mystères chrétiens ; mais quel que soit le mode suivant lequel le divin Sauveur se révèle à l’âme, une chose est certaine ; c’est au moment où les yeux du corps se ferment à la lumière d’en bas, le regard de l’âme s’illumine, et elle aperçoit soudain devant elle l’adorable figure de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Ceci nous amène à nous demander où se fait le jugement. La réponse est facile ; le jugement se fait au lieu même où l’âme vient de quitter son corps ; en effet, qu’est-il besoin d’aller chercher au loin un tribunal ? La terre est au Seigneur, dit l’Écriture, et il remplit le monde de sa présence ; ce qui nous empêche de le voir, oublieux que nous sommes, ce sont les murs de cette prison de chair, dans laquelle nous sommes renfermés ; mais, à l’heure de la mort, le voile qui nous cachait les réalités invisibles s’écarte, et l’âme se trouve immédiatement sous les regards de son juge.
Quel instant ! quel saisissement ! Alors commence ce redoutable jugement dont la pensée faisait trembler les saints dans leur désert. D’un seul coup d’œil, le regard de l’âme embrasse tous et chacun de ses actes, avec toutes les circonstances qui les ont accompagnés, et il lui faut rendre compte de tout, même d’une parole inutilement prononcée par mégarde plus de vingt ans auparavant, et complètement oubliée depuis. Qui aurait pu croire à une exactitude si rigoureuse, si la vérité éternelle ne nous en avait avertis d’avance ! Omne verbum otiosum quod locuti fuerinthimines, reddent de eo rationem in die judicii.
Et cela doit être ainsi ; s’il est vrai, en effet, comme l’enseignent les Thomistes, et, comme me paraît beaucoup plus probable, qu’il n’y a pas d’actes indifférents, mais que chacune de nos actions a sa moralité bonne ou mauvaise, comptez, si vous le pouvez, le nombre effroyable d’actions dont il faudra rendre compte, pendant une vie de cinquante à soixante années, et quelquefois plus. Mais comment l’âme pourra-t-elle embrasser d’un seul regard l’ensemble des actes d’une vie tout entière ? Elle les verra dans l’intelligence infinie de Dieu, aux rayons de ce soleil de vérité qui les illumine tous, et qui n’en laisse échapper aucun. C’est là ce livre où tout est écrit, et qui sera mis alors sous les regards de l’âme.
Liber scriptum proferetur,
In quo tuum confinetur,
Unde mundus judicetur.
L’âme y verra chacun de ses actes, et de plus, elle découvrira toutes les circonstances qui les ont accompagnés et qui en ont modifié plus ou moins la moralité. J’ai lu dans la vie d’un saint personnage, qu’en ce jour du jugement, les péchés paraissent bien plus graves que pendant la vie, mais aussi, par une juste compensation, les vertus véritables y brillent d’un éclat bien plus vif. Rien de plus conforme aux données de la Théologie ; les Théologiens nous apprennent, en effet, que la moralité de chacun de nos actes se tire de plusieurs chefs :
1° de la fin pour laquelle on agit, et qui suffit quelquefois à changer complètement la moralité de l’acte ; comme si, par exemple, on faisait une bonne œuvre par vanité, ou par quelque autre intention mauvaise ;
2° de l’objet de l’acte considéré en lui-même, et
3° des circonstances qui accompagnent cette action, et qui peuvent en augmenter ou en diminuer beaucoup le mérite ; comme lorsque l’on fait quelque bonne action, par exemple, un acte de religion, avec tiédeur et négligence, ou encore lorsque l’on se complaît dans des retours de vanité, après que l’on a fait quelque bien. Or au jugement de Dieu tout cela est connu et pesé, en sorte que les actes où tout a été bon, la fin, l’objet et les circonstances, apparaissent dans toute leur beauté, au lieu que ceux où tout a été mauvais, sont révélés dans toute leur laideur.
Et maintenant, entendons la terrible parole du Juge, qui sera adressée à chacun de nous : Redde rationem villicationis tuæ, jam enim non poteris villicare.
Le temps du mérite ou du démérite est passé, l’épreuve est finie, irrévocablement finie, rendez vos comptes. Redde rationem : Rendez compte de tous vos péchés ; j’étais là, présent, quand vous les commettiez, j’ai tout vu ; impossible de me rien cacher ; péchés contre Dieu, péchés contre le prochain, péchés contre vous-même, péché contre vos devoirs d’état, contre vos obligations particulières. Oh ! quelle masse effroyable de péchés, depuis le premier péché que nous avons commis à l’aurore de notre raison naissante, jusqu’à ce dernier péché que nous commettrons peut-être sur notre lit de mort, au moment de paraître devant notre Juge. Sainte Thérèse raconte qu’elle vit dans l’enfer un enfant de trois ans, qui, dans un âge aussi tendre, avait trouvé le temps de devenir l’ennemi de Dieu ; et saint Augustin, dans ses immortelles Confessions, s’accuse de fautes qu’il avait commises dans un âge encore plus tendre. O misère du cœur de l’homme ! un tout petit enfant est déjà un grand pécheur, tantillus puer, et tantus peccator ! N’est-ce pas le cas de s’écrier, avec le prophète, que le nombre de nos iniquités surpasse de beaucoup celui des cheveux de notre tête. Iniquitates meae multiplicatoe sunt super capillos papitis pei.
Redde rationem : Rendez compte du bien que vous auriez dû faire et que vous n’avez pas fait. Un prêtre était sur son lit de mort, et son confesseur essayait en vain de l’exciter à la confiance en Dieu ; il lui parlait du bien qu’il avait fait pendant sa vie, des âmes qu’il avait sauvées.
« Ah ! s’écrie le mourant, d’une voix déchirante, vous ne me parlez pas du bien que je devais faire, que je pouvais faire et que je n’ai pas fait ; ce qui me fait trembler en ce moment, ce sont mes omissions ! »
chose affreuse à dire et plus encore à penser : dans les tribunaux de la terre, on n’est interrogé d’ordinaire que sur ce que l’on a fait, mais ici, au tribunal de Dieu, il faudra rendre compte de tout ce que l’on aura pas fait par une négligence coupable. Dieu mettra en regard toutes les grâces accordées à l’âme : le baptême, l’instruction chrétienne, tant de confessions, tant de communions, tant de bonnes pensées qu’il nous a envoyées, tant de facilités qu’il nous a données pour faire le bien, et de l’autre côté nos œuvres ; et malheur à celui dont les œuvres ne seront pas trouvées pleines, car il sera beaucoup demandé à celui qui a beaucoup reçu ; et c’est justice.
Redde rationem : Rendez compte du bien que vous avez fait, mais que peut-être vous n’avez pas bien fait ; voyons ces prétendues vertus dont vous étiez fiers pendant la vie. Oh ! que d’alliage dans cet or ! C’est un axiome de théologiens, que le mal existe dès qu’il y a dans un acte la moindre défectuosité, au lieu que le bien, pour être bien, doit être bien fait dans tout ses détails : bonum ex integra causa, malum ex quocumque defectu.
S’il en est ainsi, et nous n’en saurions douter, combien d’actions vertueuses en apparence, qui seront devant Dieu de véritables péchés, parce qu’elles auront été faites par une mauvaise fin. Les pharisiens faisaient beaucoup de bonnes œuvres, mais, parce qu’il n’agissaient que pour plaire aux hommes et s’attirer le renom de saints personnages, je vous déclare en vérité qu’ils ont reçu leur récompense. Receperunt mercedem suam. Combien d’actes vertueux dans leur objet, seront encore rejetés de Dieu, parce qu’ils auront été accomplis dans de mauvaises circonstances, avec tiédeur, par routine, ou parce qu’ils auront étés faits à contre-temps, ou encore avec ces pensées de vaine complaisance qui en font perdre presque tout le fruit !
Redde rationem : est-ce tout ? hélas ! voilà bien de quoi accabler une pauvre âme ! mais quelles sont ces voix qui montent de l’abîme ? c’est la voix du scandale, c’est le cri du sang : Seigneur, justice et vengeance, s’écrient les damnés du fond de l’enfer, justice et vengeance contre ce père, contre cette mère, dont la fatale négligence nous a laissé grandir dans le vice et nous a perdus ; justice et vengeance contre cet ami qui a partagé nos plaisirs coupables, à son tour de partager maintenant nos supplices ; justice et vengeance contre ce compagnon dont les mauvais conseils et les mauvais exemples nous ont appris à connaître le mal et à l’aimer ; justice et vengeance contre ce malheureux dont les propos impies nous ont empêchés de nous convertir et de nous sauver ; ah ! c’est à cause de lui que nous sommes condamnés aux supplices de l’enfer ; est-ce qu’il va monter au ciel pendant que nous brûlerons ici dans les flammes éternelles ! hélas ! pauvre âme, que répondrez-vous à ces formidables accusations, et n’aviez-vous pas assez de vos fautes, sans vous charger encore de celles des autres ?
Voilà le jugement de Dieu, tel qu’il sera très certainement pour chacun de nous ; c’est là, quand on y réfléchit, ce qui fait comprendre les angoisses des saints, et les austérités de leur pénitences ; leurs histoires sont pleines de révélations épouvantables sur la rigueur des jugements de Dieu. Entre tant d’exemples, j’en choisirai deux seulement.
J’ai lu, dans la vie des Pères du désert, qu’un religieux nommé Etienne, fut transporté en esprit au jugement de Dieu ; il était sur son lit de mort, réduit à l’agonie, lorsqu’on le vit se troubler et répondre à un interlocuteur invisible ; ses frères en religion qui l’environnaient en priant, entendaient avec terreur ses réponses.
— « J’ai fait telle action, c’est vrai, mais je me suis imposé tant d’années de jeûne. »
— « Je ne conteste pas ce fait, mais j’ai pleuré cette faute pendant tant d’années. »
— « Ceci est vrai encore, mais en expiation j’ai servi le prochain trois ans. »
— Puis après un moment de silence :
« Oh ! pour ceci, je n’ai rien à répondre ; vous m’accusez à juste titre, et je n’ai rien à dire pour ma défense, que de me recommander à la miséricorde infinie de Dieu. »
Saint Jean Climaque, qui rapporte ce fait, comme témoin oculaire, nous apprend que ce religieux avait passé quarante ans dans son monastère, qu’il avait le don des langues et plusieurs autres grands privilèges ; qu’il se distinguait entre tous par la régularité de sa vie et les rigueurs de sa pénitence, et, après cela, il conclut en ces termes :
« malheur à moi ! que deviendrai-je et que puis-je espérer, misérable que je suis, si l’enfant du désert et de la pénitence reste sans défense devant quelques fautes légères ? Il compte une longue suite d’années passées dans les austérités de la retraite ; Dieu l’a enrichi de privilèges et de dons singuliers, et il quitte ce monde en nous laissant dans l’incertitude de son salut ! »
Mais peut-être on dira, pour se rassurer, que ce bon religieux, n’était pas encore mort, ses terreurs au jugement de Dieu n’ont été qu’un effet de son imagination échauffée par la fièvre. Voici l’histoire authentique d’une âme rappelée du jugement de Dieu, par une faveur toute spéciale, pour recommencer son épreuve terrestre ; il s’agit de la vénérable Angèle Tholoméi, religieuse dominicaine, et sœur du Bienheureux de ce nom.
Elle avait grandi dans la vertu, et par sa fidélité à correspondre à la grâce, elle était parvenue à un degré de perfection remarquable, lorsqu’elle tomba dangereusement malade ; son frère l B. Jean-Baptiste Tholoméi, qui était déjà puissant en œuvres devant Dieu, ne put, malgré ses instantes prières obtenir se guérison ; elle reçut donc avec piété les derniers sacrements et un peu avant d’expirer elle eut une vision : elle vit la place qui lui était réservée en Purgatoire, en punition de certains défauts qu’elle n’avait pas assez corrigés pendant sa vie ; en même temps elle eut une vue d’ensemble du Purgatoire, et des différents supplices que les âmes y endurent ; après cela elle mourut en se recommandant aux prières de son saint frère.
Pendant que l’on portait son cadavre pour l’enterrer, le B. Jean-Baptiste s’approcha du cercueil, et au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, commanda à sa sœur d’en sortir ; aussitôt elle s’éveilla comme d’un profond sommeil, et revint à la vie.
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Cette âme sainte racontait du jugement de Dieu des choses qui font frémir ; mais ce qui, plus que tout le reste, prouvait la vérité de ses paroles, ce fut la vie qu’elle mena depuis ; sa pénitence était vraiment effrayante ; non contente des industries ordinaires aux austérités des saints, des veilles, des cilices, des jeûnes, des disciplines, elle avait inventé des secrets pour martyriser son corps ; pendant l’hiver, elle se plongeait jusqu’au cou dans un étang glacé, et y demeurait de longues heures à réciter le psautier, d’autre fois elle se jetait dans les flammes, et s’y roulait jusqu’à ce que sa chair fût toute brûlée ; son pauvre corps était devenu objet d’horreur et de pitié ; on la blâmait hautement, mais comme elle ne s’en inquiétait guère, et se contentait de répondre à ceux qui trouvaient qu’elle en faisait trop :
« Ah ! si vous connaissiez la rigueur des jugements de Dieu, vous ne parleriez pas ainsi ! qu’est ce que cela ? Qu’est-ce que cela ? Je voudrais en faire cent fois davantage. »
Après quelques années passées dans ces terribles pénitences, elle fut appelée pour la seconde fois devant son Juge, et nous pouvons espérer qu ‘elle le trouva moins sévère, puisque l’Église, en la proclamant vénérable, a déclaré qu’elle avait pratiqué les vertus chrétiennes à un degré héroïque. Ce qu’il y a de bien remarquable dans cette histoire, c’est qu’il ne s’agit pas d’un pécheur mourant dans la haine de Dieu, il s’agit d’une bonne et fervente religieuse, tout appliquée aux devoirs de son état, et qui, pour quelques imperfections légères au jugement des hommes, subit les rigueurs du jugement de Dieu. Hélas ! pauvre pécheur que je suis, qu’en sera-t-il de moi, si les autres justes sont ainsi traités ! (Vita V. Angelae Tholoméi.)
Qu’ils sont donc terribles, les jugements de Dieu ! Et quand on songe qu’à chacun des battements de notre cœur, cette grande scène se renouvelle ! à chaque seconde, en moyenne, une âme quitte la terre, et paraît devant Dieu. Représentez-vous un vaste champ de bataille : les deux armées sont en présence, la mitraille éclate des deux côtés, les boulets passent en sifflant, traçant leur sillon sanglant dans les rangs ; à chaque instant, des hommes tombent pour ne pas se relever. C’est là un spectacle affreux, et qu’on n’oublie plus, quand une fois on a eu le malheur d’en être le témoin : Eh bien, agrandissez la scène ; le monde est un vaste champ de bataille, où la mort frappe sans relâche ; à la fin du jour, quatre-vingt mille hommes, cela fait trois mille cent trente-trois hommes par heure, cela fait cinquante-cinq hommes par minute, cela fait un homme par seconde ; chaque fois que nous respirons, nous pouvons dire qu’un homme expire. Ah ! si nous y pensions ! comme nous serions pris d’une immense compassion, et comme nous prierions avec ferveur pour tant de malheureux qui comparaissent devant leur Juge !
Mais, hélas ! nous n’y pensons guère ; nous rions, nous nous amusons, et, un jour, on nous rendra la pareille : pendant que nous serons dans les transes de l ‘agonie, d’autres riront et prendront du bon temps à leur tour. Prions pour les agonisants, afin qu’un jour on prie aussi pour nous, à cette heure terrible où nous en aurons si grand besoin.
Cependant que fera l’âme pour adoucir les rigueurs de ce jugement ? Si l’on s’en rapporte simplement aux données de la théologie, il semble que l’on se trouve là sans autre défense que ses bonnes œuvres. Il ne serait pourtant pas téméraire de penser que, dans certains cas, la justice relâche un peu de ses droits, en prévision des prières que les survivants offriront pour le défunt.
Nous lisons dans Gennade (Defensio concilii Florentini, sect. V) que l’empereur de Constantinople Théophile, iconoclaste et hérétique endurci, obtint ainsi un jugement favorable, grâce aux prières réunies de la pieuse impératrice Théodora et du patriarche saint Méthode ; ce trait est trop consolant pour que je ne le rapporte pas ici.
L’Empereur Théophile fut un des iconoclastes les plus acharnés, et des persécuteurs les plus odieux de l’Église catholique. Sa femme l’impératrice Théodora, se consumait en jeûnes et en prières pour obtenir sa conversion ; elle fut exaucée ; sur la fin de sa vie l’empereur détesta ses erreurs, et mourut dans de vrais et profonds sentiments de pénitence. Après sa mort Théodora pria et fit prier beaucoup pour le repos de son âme.
À quelque temps de là, l’impératrice eut un songe : L’Empereur Théophile lui apparut couvert de chaînes, et traîné par une troupe de démons, au tribunal de Dieu ; tous avaient à la main des instruments de torture ; en même temps, il lui semblait qu’elle même suivait ce triste cortège, en essayant, mais en vain, d’arrêter la rage de ces mauvais esprits. On arriva ainsi devant le tribunal du Juge ; celui-ci avait un visage irrité et les démons lui présentèrent le malheureux, en demandant à grand cris une sentence de condamnation contre le persécuteur qui avait versé le sang des saints. Alors Théodora, s’approchant du trône à son tour, se jeta aux pieds du Christ, lui représentant humblement la pénitence de son mari à l’heure de la mort, les prières qu’elle ne cessait d’offrir et de faire offrir chaque jour pour le repos de cette âme ; soudain le regard du juge s’adoucit :
« Femme, répondit-il, votre foi est grande : mulier, magna est fides tua ; votre époux avait mérité d’être condamné, mais, à cause de vous, en considération des prières de mes prêtres, je lui accorde sa grâce. »
Puis s’adressant aux exécuteurs de sa justice ;
« Déliez-le commanda-t-il, et rendez-le à sa femme. » Le lendemain matin, l’impératrice raconta ce songe au saint patriarche Méthode, qui avait beaucoup souffert de l’empereur à cause de sa foi, et qui s’en vengeait en évêque, multipliant ses prières et ses bonnes œuvres pour Théophile. Or, cette même nuit, il avait eu un songe, lui aussi ; il lui semblait être dans l’église de Sainte-Sophie, lorsqu’un ange lui apparût et lui dit :
« Tes prières, ô pontife, ont été exaucées, et Théophile a obtenu sa grâce. »
Le lendemain matin, il s’était rendu à l’église et y avait trouvé la confirmation de sa vision ; il avait la pieuse coutume d’écrire sur un petit livret les noms des principaux iconoclastes, et de déposer ce livre sur l’autel, pour les recommander à Dieu en offrant le divin sacrifice ; l’empereur était naturellement en tête de cette liste ; or, ce jour-là, son nom se trouva miraculeusement effacé ; on eut ainsi la plus grande assurance possible que l’empereur Théophile, malgré ses fautes, avait trouvé un jugement miséricordieux, grâce aux prières que l’on avait offertes pour lui.
Ceci nous amène à nous demander si, à cette heure du jugement, l’âme se trouve seule en présence de son juge, ou si les esprits d’en haut y sont présents. On ne peut guère douter que l’ange gardien ne soit là pour assister l’âme sur laquelle il a veillé pendant la vie, et il est bien à craindre que l’on n’y rencontre aussi le démon, particulièrement ce démon qui, selon l’opinion de plusieurs théologiens de mérite, est attaché à Lucifer à chaque âme pour la tenter et l’entraîner dans l’abîme, horrible contrefaçon de l’ange protecteur, bien digne des ruses de celui que Tertullien appelait le singe de Dieu. On voit, par cet exemple, que la sainte Vierge assiste quelque fois au jugement pour secourir ses fidèles serviteurs ; il paraît qu’il en est de même des saints à qui l’on a témoigné une particulière dévotion pendant la vie. Une célèbre vision nous montre le roi Dagobert, déjà entraîné dans les flammes de l’enfer, pour ses crimes : lorsqu’il est arraché aux mains des démons par les saints martyrs Denys et Maurice, assisté du glorieux pontife saint Martin, qu’il avait honorés particulièrement tous trois pendant sa vie, leur élevant, dans ses États, de magnifiques basiliques. Cette histoire m’a paru digne d’être rapportée ici tout au long. On la trouve dans le benedictin Aymon (Histoire des Français, liv. IV, ch. XXIV). Un évêque de Poitiers, nommé Ansoald, avait fait le voyage en Sicile pour s’occuper des affaires de son église ; à son retour, une tempête furieuse l’assaillit dans la Méditerranée, et le jeta dans une petite île à moitié déserte ; il y trouva un pieux ermite, avec qui il s’entretint longtemps des choses de Dieu et de la félicité des saints ; à la fin, la conversation tomba sur le pays d’où il venait, et sur le roi de France, Dagobert, dont le prélat fit le plus magnifique éloge ; l’ermite l’interrompant :
« Vous paraissez ignorer, dit-il, que depuis votre départ de France, ce prince est passé à une vie meilleure. »
L’évêque paraissant tout surpris de cette nouvelle, le solitaire, pour le convaincre, lui rapporta une vision qu’il avait eue, quelque temps auparavant.
« Un matin, fatigué d’une longue veille passée en prières, je m’étais endormi, lui dit il. soudain, je vois paraître devant mes yeux un vénérable vieillard qui me prend par le bras, me secoue et m’éveille en me criant : vite, debout, levez-vous et mettez-vous en oraison afin d’implorer la divine miséricorde pou le roi Dagobert, dont l’âme a paru aujourd’hui devant Dieu. je me lève, je commence à prier, lorsque j’aperçois tout à coup, sur les flots de la Méditerranée, une troupe de démons conduisant le roi dans une barque et se dirigeant vers le volcan de Stromboli, d’où s’élancent continuellement des flammes et de la lave. En même temps, ils le poussaient, le frappaient, le torturaient de toutes les manières. Le malheureux prince invoquait avec des gémissements, les saints patrons de France, saint Denys, saint Maurice et saint Martin, les suppliant de se souvenir des magnifiques églises qu’il leur avait bâties de son vivant et de le secourir en cette extrémité. Un moment après, le ciel se couvre de nuages, la foudre éclate, les démons sont renversés, et l’on voit apparaître tout brillants de la gloire des bienheureux les trois saints que le roi avait invoqués : Oh ! qui êtes-vous, s’écrie-t-il d’une voix suppliante, venez-vous enfin à mon secours ?
— Nous sommes les martyrs, Denys et Maurice, et celui-ci est l’évêque Martin de Tours : parce que tu nous as invoqués, et que de ton vivant tu t’es montré notre fidèle serviteur, nous venons, à ton appel, te tirer des mains des démons et te conduire à l’éternité bienheureuse. Aussitôt, malgré les cris de rage des esprits infernaux, ils leur arrachent leur victime encore toute tremblante et, plaçant le prince au milieu d’eux, ils l’emportent au ciel en chantant : Beatus quem elegisti et assumpsisti, Domine. inhabitabit in atriis tuis, replebitur in bonis domus tuæ. »
Tel fut le récit du solitaire. L’évêque, étant rentré dans son diocèse, fit connaître cette vision. On remarqua qu’elle correspondait justement à la mort de Dagobert. C’est pourquoi on grava toute cette histoire sur le marbre de son tombeau où je l’ai vue et où chacun peut la voir aussi. Quant à l’intervention de la très sainte Vierge, les traits en sont trop multipliés pour pouvoir être racontés tous ici. J’ai trouvé cette histoire dans saint Ligurie. (V. Paraphrase du Salve Regina.)
Une sainte religieuse, nommée sœur Catherine de saint Augustin, avait l’excellente dévotion de prier pour tous les défunts qu’elle avait connus sur la terre. or, en son pays, vivait une femme de mauvaise vie, nommée Marie. Les scandales de cette malheureuse étaient tels que les habitants de l’endroit, indignés de sa conduite, la chassèrent du pays. Elle se retira dans les bois, et au bout de quelques mois mourut sans assistance et sans sacrements dans une grotte abandonnée. On traita son cadavre comme celui d’une bête morte, et on l’enterra dans un champ sans aucune prière. Personne ne doutait que la vieille pécheresse, après une pareille fin, ne fût irrémédiablement damnée, aussi on ne pensa pas à prier pour elle, et la sœur Catherine pas plus que les autres. Quatre ans se passèrent. au bout de ce temps, la sœur aperçut un jour une âme du purgatoire qui lui dit en gémissant :
« Sœur Catherine, je suis bien malheureuse. vous avez la charité de recommander à Dieu tous ceux de votre connaissance qui viennent à mourir, il n’y a que moi pour qui vous ne priez pas ! »
— « Eh ! qui êtes-vous donc ? »
— « Je suis cette pauvre Marie, qui mourut seule dans la grotte. »
— « Eh ! quoi, Marie, vous êtes sauvée ! »
— « Je suis sauvée par l’intercession de la vierge Marie. Quand je me vis près de la mort, seule, sans aucun secours spirituel ni corporel, considérant en même temps le nombre et l’énormité de mes péchés, je me tournai avec confiance vers la mère de Dieu, et je lui dis : ô ma reine, vous êtes le refuge des pécheurs et des délaissés. Vous voyez qu’en ce moment suprême, je suis abandonnée de tout le monde, vous êtes mon unique espoir. Vous seule pouvez me secourir. Ayez pitié de moi, je vous prie. La bienheureuse Vierge exauça ma prière, et m’obtint la grâce de la contrition parfaite, c’est ainsi que je mourus et que je fus sauvée. Cette divine Mère ne borna pas là ses miséricordes. Quand je comparus au jugement devant Dieu, elle obtint de son Fils que ma peine dans le purgatoire serait considérablement abrégée. Mais comme la justice de Dieu ne peut plus rien relâcher de ses droits, j’ai souffert en intensité ce que j’aurais dû souffrir en durée. Présentement, je n’ai plus besoin que de quelques messes, et aussitôt qu’on les aura dites, je serai délivrée de toutes mes peines. Soyez assez charitable pour les faire célébrer pour moi, et je vous promets, quand je serai au ciel, de prier sans cesse Dieu et Marie pour vous. »
Sœur Catherine s’empressa de faire dire les messes demandées, et quelques jours après, cette âme bienheureuse lui apparut montant au ciel, et la remercia de sa charité. Ces exemples sont consolants. Mais en les rapprochant des enseignements de la théologie, on ne peut s’empêcher de rabattre un peu de la confiance qu’ils sembleraient devoir inspirer aux pécheurs. Il est certain que le sort éternel de l’homme est irrévocablement fixé au moment de sa mort. Croire que les prières des survivants, que l’intercession même de la sainte Vierge et des saints peuvent obtenir le salut éternel à une personne décédée dans l’état du péché mortel, ce serait se tromper grossièrement. Il faut donc interpréter les visions que je viens de rapporter, et toutes celles du même genre, comme une expression symbolique des grâces obtenues par l’intercession des bienheureux au pécheur mourant, pour l’amener au repentir, et par le repentir, au salut. Penser autrement, ce serait aller contre l’enseignement unanime des docteurs. Du reste, il ne faut pas se représenter ce jugement se déroulant peu à peu dans un ordre successif, comme cela se fait dans les tribunaux d’ici-bas. C’est une suite de l’imperfection humaine de ne pas pouvoir arriver à la connaissance de la vérité que pas à pas et par une série d’investigations. Mais à la lumière de Dieu, il en sera bien autrement. en un clin d’œil, in ictu oculi, la cause sera entendue.
Pas besoin d’appeler des témoins : le jugé était là. Il a tout vu. Pas d’interrogatoire : d’un seul regard, l’âme verra toute sa vie, ses fautes et ses vertus, ce qui la condamne et ce qui l’absout. Pas de plaidoiries pour ou contre. Inutile d’essayer de fléchir la personne du juge. L’arrêt suit nécessairement la constatation de l’état de l’âme. Dieu ne se laisse pas émouvoir comme les hommes. Il agit en vertu des décrets éternels :à telle mesure de mérites, tel degré de gloire, à telle quantité de fautes, telle mesure de châtiments. L’âme voit en même temps son état et sa sentence. Cette sentence est différente selon les différents états de l’âme à la mort : à celui qui meurt dans le péché mortel, n’en eût-il qu’un seul, la sentence de réprobation : Va, maudit, au feu éternel, que j’avais préparé pour Satan et pour ses anges. tu as voulu lui obéir sur la terre, va maintenant, misérable, partager ses supplices dans l’enfer.
A l’âme qui meurt dans l’état de grâce, et qui n’a plus ni une seule souillure, ni une seule expiation à subir pour ses fautes passées, la parole de l’amour et de l’éternelle béatitude : Courage, bon et fidèle serviteur. parce que pendant les jours de ta vie mortelle, tu as été fidèle en de petites choses, je vais maintenant t’établir sur de grandes. Entre dans la joie de ton Seigneur, intra in gaudium Domini tui.
Enfin, à ceux qui meurent en état de grâce mais qui ont encore des fautes vénielles à se reprocher ou qui n’ont pas encore suffisamment expié leurs fautes passées, la parole de l’amour et de la récompense différée : Pauvre âme, un jour tu jouiras de ma gloire, car tu es chère à mon cœur. Mais tu n’es pas encore assez pure en ce moment : aucune tache ne saurait subsister sous le regard de ma sainteté infinie. Va donc te purifier dans les flammes expiatrices. Le temps de ton supplice sera proportionné au nombre et à la gravité de tes fautes. Dans quelles proportions chacune de ces trois sentences sera-t-elle prononcée ? Et quelle est en particulier la part de purgatoire au jugement de Dieu ? Question bien intéressante et bien grave.
Les théologiens sont très partagés sur la solution : les uns, inclinant davantage du côté de la miséricorde, les autres, du côté de la justice. La question est loin d’être tranchée. Je dirai simplement ce qui me paraît le plus probable, en m’appuyant sur les données de l’expérience, et sur les révélations des saints. Un premier point, qui me paraît malheureusement trop certain, c’est que le très grand nombre de ceux qui paraissent devant Dieu tombent immédiatement dans les abîmes de l’enfer. Je sais bien que l’Apologétique moderne s’est efforcée de voiler cette vérité évangélique du petit nombre des élus, que notre siècle énervé ne saurait plus le supporter, parait-il. Le P. Faber dans son beau traité Créateur et créature s’efforce de prouver en s’appuyant surtout sur des raisons de convenance qu’au moins le plus grand nombre des catholiques est sauvé. Le P. Lacordaire, dans une conférence restée célèbre, a cru devoir prendre le contre-pied du fameux sermon de Massillon mais la beauté de son éloquence n’a pu séduire mes convictions et je m’en tiens à la parole du Maître : beaucoup d’appelés, peu d’élus multi enim sunt vocati pauci vero élect. On lit dans la vie des Pères du désert que saint Antoine, le grand patriarche de la Thébaide, eut une vision à ce sujet. Il lui semblait que le monde était couvert comme d’un immense réseau. Les âmes tombaient toutes dans ces rets à peine si deux ou trois parvenaient à y échapper, semblables à ces rares oiseaux que nous voyons traverser le ciel dans une brumeuse journée de novembre. Si nous y réfléchissons, nous verrons bien que cette vision est l’expression exacte de ce qui se passe dans la réalité. La terre compte environ un milliard deux cents millions d’habitants. Sur ce grand nombre, il y a plus de 400 millions de chrétiens. C’est donc 800 millions de païens qui vivent et qui meurent hors de la voie du salut. Faisons aussi larges que vous voudrez la part des païens honnêtes qui n’ont pu connaître le Christ. Ajoutons-y les enfants qui meurent avant de s’être souillés du crime du paganisme. Cette troupe d’élite que je suppose un peu bénévolement former la moitié soit 750 millions n’en reste pas moins exclue du ciel puisque personne ne peut être sauvé que par la foi au Rédempteur.
Le mieux qui puisse lui advenir, c’est de tomber après la mort dans les Limbes, c’est-à-dire après tout dans le vestibule de l’enfer. Voilà pour les païens qui forment à eux seuls les deux tiers de la population totale du globe. La moitié est très certainement damnée pour ses vices et l’autre moitié, en tenant compte des petits enfants, si elle échappe à l’enfer, demeure à jamais exclue du ciel. Mais pour quiconque à vu de près ces malheureuses populations, il est clair que mon appréciation est bien indulgente. L’excuse de la bonne foi devient de jour en jour plus difficile car la bonne nouvelle a été annoncée partout. Quant à l’honnêteté morale des païens, quand on les connaît, on sait a quoi s’en tenir à cet égard. Restent un peu plus de 400 millions de chrétiens. Sur ce nombre, voyons combien se sauvent. De ces millions de chrétiens, 100 millions sont hérétiques et 80 millions schismatiques. Leurs salut aux uns comme aux autres est bien exposé car il leur faut l’excuse de la bonne foi et pour les hérétiques qui n’ont pas su garder les sacrements de la sainte Eglise. Il leur faut de plus la contrition parfaite pour rentrer en grâce avec Dieu après qu’ils l’ont offensé mortellement. Or chacun sait que c’est là un moyen assez difficile.
J’arrive aux millions de catholiques c’est-à-dire au sixième de la population totale du globe c’est là le peuple choisi, le petit troupeau à qu’il a été dit de ne pas craindre. Mais grand Dieu que de boucs parmi ces brebis ! On peut mettre en principe qu’à notre époque, les trois quarts des catholiques vivent dans l’habitude du péchés mortel, sans confessions et sans pratiques religieuses. C’est au moins la proportion pour la France, en prenant dans chaque diocèse le catalogue des communions pascales et je ne crois pas que sous ce rapport la France soit dans une condition pire que les autres états catholiques. S’il y a ailleurs un peu plus de pratique, je crains bien qu’il n’y ait comme compensation plus de sacrilèges. Au fond, notre pauvre patrie, malgré ses défaillances, est encore restée la nation catholique, celle ou le dévouement de l’esprit chrétien sont le plus vivants. Prenons donc la proportion pour la France et généralisons. Les trois quarts des adultes catholiques ne se confessent plus. Voilà la triste vérité. Je sais bien qu’il reste au fond des âmes la foi et qu’on se confesse presque toujours à l’heure de la mort.
Hélas, quelles confessions ! Je le dis avec tristesse mais je le dis parce que c’est ma conviction intime. Je crois peu à ces conversions à l’heure de la mort. Les anciens pères, les vieux théologiens sont unanimes à déclarer qu’il faut s’en défier. Je ne vois pas pourquoi les hommes du XIXe siècle seraient privilégiés en cela. Telle vie, telle mort, voilà l’oracle de l’esprit de Dieu et le témoignage de l’expérience. Pour moi, j’ai vu bien des malades dans cette situation. Je ne sais si j’oserais garantir le salut éternel de dix. Presque toujours la contrition fait défaut. Le bon propos n’existe pas. La charité est nulle. Ce qui le prouve, c’est que si par hasard quelqu’un de ces pénitents in extremis revient à la santé, il est excessivement rare de le voir persévérer la conversion n’était pas sérieuse.
Au fond ces pauvres gens n’aiment pas Dieu. Parce qu’ils ont encore un peu de foi, ils le craignent mais ils ne l’aiment pas de cet amour initial qui, d’après le concile de Trente, suffit à l’attrition. Ils voudraient « bien mourir » parce qu’ils ont peur de l’enfer mais ils se soucient pas de « bien vivre ». S’ils pouvaient analyser ce qui se passe, alors dans leur conscience, ils y verraient cette arrière pensée :
« Je me confesse parce que cela est nécessaire. Il y a la famille, les convenances sociales. On ne peut pourtant pas se faire enterrer comme un chien et puis qui sait personne n’est revenu nous dire ce qu’il y a de l’autre coté de la vie ».
« Mais si tu reviens en santé », murmure la conscience…
« Ma foi si je reviens en santé, ce sera comme par le passé. Ces choses là sont bonnes pour mourir mais elles me gêneraient singulièrement pour vivre ».
Il sort de là une absolution nulle. Remarquez que je ne dis pas sacrilège car je veux mettre les choses au mieux. Je les suppose même de bonne foi ce qui du reste est fréquent avec leur incroyable ignorance des choses de Dieu. Mais même avec la bonne foi, on retiendra qu’après une vie tout entière passée dans l’oubli de Dieu, une absolution nulle est un mauvais passeport pour le ciel. Paraissez maintenant, justes de la terre, petit troupeau demeuré fidèle, femmes pieuses, religieuses ferventes, ministres des autels. Sans doute voilà les prédestinés. Hélas ! là encore il y a des âmes pour l’enfer. Que dis-je ? Si j’en crois les saints docteurs, la plus grande part serait encore pour l’enfer : capita sacerdotum pavimenta inferorum. Qui a prononcé ce blasphème ? C’est saint Jean Chrysostome, un de ceux qui ont le mieux connu le prêtre et ses misères. Hélas, hélas ! Qui nous dira les illusions des âmes pieuses, les mystères des fausses consciences, les aveuglements volontaires, les replâtrages et les puanteurs des sépulcres blanchis. Optimi pessima corruptio. Qui nous dira la profondeur de corruption où peut descendre une âme de choix quand, refusant de correspondre à la grâce, elle se met dans l’impossibilité de répondre à la sublimité de sa vocation. Le prêtre surtout, dès qu’il cesse d’être l’homme de Dieu devient presque infailliblement l’homme de Satan. Chez lui le péché mortel est presque inséparable du sacrilège de l’endurcissement. Voyez Judas. C’est l’histoire du mauvais prêtre. J’en appelle à saint Ligurie, à tous les confesseurs des retraites ecclésiastiques. Trouvent-ils exagérée la parole de saint Jean Chrysostome que je viens de rappeler ? Pour moi, en considérant non pas une époque mais toutes les époques de la vie de l’Eglise, non pas telle ou telle contrée mais toutes les contrées du monde catholique, j’en viens à me dire que ces paroles ne sont que l’expression juste d’une triste mais irréfragable vérité. O Dieu, où sont vos élus ? Ah je comprends maintenant cette révélation de saint Bernard citée par le P. Lejeune. Ce saint ayant eu la révélation du sort éternel de toutes les âmes qui avaient comparu à deux jours différents devant le tribunal de Dieu remarqua avec horreur que sur ces quatre-vingt mille, trois seulement parmi les adultes furent sauvées le premier jour et deux le second jour. Et encore, de ces cinq âmes ainsi sauvées en deux jours, aucune n’alla au Ciel directement. Voilà pour le grand nombre des réprouvés. Ceci bien établi, je dis en second lieu que parmi le petit nombre des élus, l’immense majorité descend en purgatoire en sorte que le grand nombre de ceux qui vont tout droit au Ciel est si petit qu’il ne compte vraiment pas. Voici ce qu’on lit dans la vie de sainte Thérèse (chap. XXXVIII) :
«Je ferai observer que de tant d’âmes je n’en ai vu que trois aller directement au Ciel sans passer par le purgatoire : Celle du religieux dont je viens de parler, celle du vénérable Pierre d’Alcantara et celle de ce Père Dominicain plus haut mentionné » (il s’agit du Père Pierre Ybanez un de ses confesseurs).
Quand on réfléchit au grand nombre de visions du purgatoire qu’elle eut dans sa vie et au grand nombre des saintes âmes qui vivaient alors dans l’Eglise, ce témoignage de sainte Thérèse est décisif et dispense d’en chercher d’autres. Il y a plus. Nous voyons que les saints canonisés eux-mêmes ne sont pas toujours exempts des peines du purgatoire. On lit dans saint Pierre Damien que saint Séverin, archevêque de Cologne, y demeura quelque temps malgré son zèle apostolique et ses admirables vertus. L’histoire du diacre Paschase rapportée par saint Grégoire dans ses dialogues (livre IV chap XI) est aussi étonnante. Après sa mort, sa dalmatique placée sur son cercueil avait fait des miracles. Après cela, comment ne pas croire qu’il était déjà dans la gloire. Il n’en était rien cependant et il lui restait encore une longue expiation à faire comme il le déclara à saint Germain de Capoue. Après cet exemple, qui pourrait se flatter d’échapper au purgatoire ? Tout ceci est triste mais à quoi servirait de voiler la vérité si les jugements de Dieu sont si formidables ? Demandons donc avec crainte et humilité d’être du petit nombre des élus et, pour assurer notre salut, vivons dans la crainte comme ont vécu tous les saints en méditant ces paroles du Prophète-Roi : Domine confige timore tuo carnes meas.
Source : Le purgatoire d’après les révélations des Saints – Abbé Louvet 1898.