Comment mourir au monde et surtout à soi-même, la vie de Jésus-Christ et son saint Évangile nous montrent que tous ses efforts, ses fatigues, ses préceptes, ses exemples eurent pour but d’apprendre à ses amis et à ses disciples à devenir des hommes intérieurs, et à garder leurs âmes pures, afin d’y faire briller la lumière de la Vérité.
Et parce qu’il voyait que les Apôtres, dans leur imperfection, s’attachaient à l’homme extérieur, et se rendaient à cause de cela incapables du souverain Bien, il fut forcé de les quitter et de les priver de sa présence corporelle. Ceci doit dissiper toute incertitude, et nous fait comprendre jusqu’à l’évidence, que, si l’éternelle Sagesse, le Fils de Dieu, par la présence de son humanité, et par l’attachement qu’elle inspirait à ses disciples, était d’une certaine manière un obstacle à leur perfection, à bien plus forte raison, les créatures de ce monde empêcheront les serviteurs de Dieu d’arriver à la vie spirituelle et parfaite.
Ainsi donc, que ceux qui se donnent à Dieu dans la ferme volonté de le servir, commencent par visiter avec soin tous les replis de leur coeur, afin de voir s’ils ne cachent pas des affections déréglées pour quelques créatures ; s’ils en trouvent, qu’ils y renoncent, et qu’ils en purifient leur intérieur.
Semblables aux petits enfants qui, pour apprendre à lire, étudient longtemps leur alphabet avant d’épeler, ils ne doivent pas s’effrayer, s’ils ne triomphent pas sur-le-champ de leurs affections, comme ils le désirent ; qu’ils y travaillent et qu’ils y travaillent sans cesse, se détachant d’eux-mêmes et de toutes les créatures vaines et passagères.
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Que le matin, en s’éveillant, ils élèvent leur âme vers Dieu, en lui disant : « O mon Dieu, mon seul maître, mon trésor, mon unique bien, voici que de nouveau je veux par amour pour vous me détacher de moi-même et de toutes les créatures. Accordez-moi le secours de votre grâce.«
Et pendant le jour, mille fois, si vous le pouvez, redites la même chose, et renouvelez la résolution de vous renoncer et de renoncer à toutes les créatures ; car c’est dans ce renoncement, dans cette mort de l’amour de soi et de toutes les créatures, que consiste la véritable perfection.
Il se trouve des âmes qui, après avoir pendant quarante ans servi Dieu et fait de grandes choses, sont à la fin aussi éloignées de la perfection, qu’elles l’étaient au commencement. Ce fut le sort du peuple d’Israël ; après tant de fatigues et d’épreuves supportées pendant son long voyage dans le désert, lorsqu’il en eut atteint les limites, il lui fallut retourner au fond des solitudes qu’il croyait avoir quittées pour toujours.
Combien qui, après des années passées dans les exercices de la vie spirituelle, lorsqu’ils pensent être arrivés à la perfection, se trouvent au même point où ils étaient en commençant ! Et cela, parce qu’il ne suffit pas de mourir à soi-même, mais qu’il faut sans cesse renouveler cette mort jusqu’à la fin de sa vie.
On ne meurt jamais si parfaitement à soi-même et au monde, qu’il ne reste quelque chose où l’on ne puisse se renoncer et se mortifier encore ; et ceux-là sont dans une grande erreur, qui s’imaginent pouvoir arriver dans cette vie à un détachement si complet qu’ils n’aient plus à se mortifier.
Plus un serviteur de Dieu fait de progrès dans cette mort de lui-même, plus il doit s’y appliquer et mourir toujours davantage. Oh combien après s’être renoncés véritablement en Dieu, après s’être quittés, reviennent à eux d’une manière déplorable, et reprennent tout ce qui ne leur appartenait plus ! Cela n’est pas étonnant, parce que notre nature a mille moyens secrets de se retrouver et de se perdre dans les créatures.
On se trompe et on s’excuse de ce retour à soi-même, en se rejetant sur les bonnes intentions qui font agir ; on trouve toujours des prétextes pour cacher ses fautes. Mais qu’importe qu’on soit aveuglé par de l’or ou par du fer ? Que ces motifs soient bons ou mauvais, la perfection est toujours impossible, tant qu’on ne renoncera pas à toutes les créatures et à tous les faux-fuyants.
Que dirons-nous de ces personnes qui vivent dans la dévotion et dans le cloître, et qui, à tout propos, pour la moindre chose qu’on leur refuse ou qu’elles perdent, jettent les hauts cris et deviennent furieuses, comme des êtres sans raison ? Et pourtant un religieux, par sa règle même, est obligé de vivre tellement détaché, tellement mort à lui-même, qu’il doit, lorsqu’on le frappe sur la joue gauche, présenter la joue droite, et conserver toujours son âme calme et tranquille.
Notre Seigneur Jésus-Christ n’a-t-il pas été publiquement traité d’imposteur, de débauché, de possédé du démon ? Et il se taisait, il supportait avec résignation toutes ces injures.
On lit dans la vie des Saints Pères qu’un disciple demandant à son maître ce qu’il fallait faire pour devenir parfait, le maître répondit :
« Allez dans le cimetière et adressez des compliments et des louanges aux morts et à leurs cendres ; vous les maudirez ensuite et vous les accablerez d’injures, et vous verrez si les morts vous répondent et si leurs cendres en sont troublées. »
Le disciple obéit, et revint dire à son maître que les morts n’avaient rien répondu, et que leurs cendres n’avaient pas été plus émues des éloges que des injures. Le maître ajouta :
« C’est là la perfection ; allez, et faites de même. »
Sources : Oeuvres de Bienheureux Henri Suso (1366) de l’Ordre des frères prêcheurs – 1856