Avec Charlemagne reparaît en Occident un principe de civilisation qui depuis la chute de l’empire romain y était resté inconnu ; je veux parler d’une autorité suprême dont chacun accepte avec docilité les inspirations élevées et puissantes.
La pensée d’un homme de génie va, à elle seule, animer cet empire qui se compose cependant d’éléments variés ou contraires. Des peuples dont les croyances, les mœurs et le langage n’offrent que des contrastes, renonçant à leurs caractères particuliers, se rangeront avec docilité sous le même joug, et l’Europe entrera dans une voie qui doit conduire ses enfants à ne plus former qu’une grande et puissante famille.
Pour arriver à son but, pour briser les mœurs primitives des peuplades guerrières qui lui étaient soumises, Charlemagne devait avant tout pourvoir à ce que l’anarchie ne régnât plus dans le domaine religieux et empêcher que les débris des cultes romain, druidique et Scandinave ne vinssent contrarier les développements du christianisme et ceux de la civilisation qu’il portait avec lui.
À cette pensée se joignit chez l’empereur d’Occident une piété plus vive qu’éclairée qui lui conseilla trop souvent des actes de barbarie dont le souvenir fait encore frémir les lois contre les idolâtres Saxons et celles contre les païens de la Gaule font voir que l’opposition des premiers au christianisme était plus forte que celle des seconds, car l’empereur la réprime par des lois beaucoup plus redoutables.
Le capitulaire De partibus Saxoniœ prononça la peine de mort contre les Saxons qui refusaient le baptême, et faisaient des sacrifices ou des actes de sorcellerie ; et même contre ceux qui, selon leur coutume nationale, brûlaient les morts au lieu de les enterrer. Charlemagne fit exécuter cette loi avec une barbare rigidité ; et l’on sait que dans une seule circonstance, en 782, quatre mille cinq cents ou plutôt cinq mille quatre cents adorateurs d’Odin furent par ses ordres passés au fil de l’épée.
Il n’entre pas dans mon plan de décrire le dévouement aveugle des Saxons pour les dieux de leurs pères, ni les sentiments d’exécration qu’ils vouèrent aux Francs et à leur chef. On conçoit que rien de semblable ne pouvait avoir lieu en deçà du Rhin. Là aucun bras n’était plus armé pour la défense des anciens dieux, et il s’agissait dans les Gaules non de détruire l’idolâtrie, mais d’effacer les traces de son passage. Éclairer et instruire le peuple, diriger les efforts des prêtres et l’ardeur des missionnaires et prononcer quelques peines modérées contre une obstination irréfléchie, tels étaient les seuls moyens dont l’emploi fût conseillé par la sagesse : ce sont aussi les seuls que Charlemagne ait mis en usage.
Après ce massacre, les Saxons, pour obtenir l’appui d’Odin, rédigèrent une formule d’invocation dont voici la teneur :
« Grand et saint Odin!, délivre-nous, ainsi que notre seigneur Witekind, ainsi que nos héros, de ce barbare Karel. Malheur à ce bourreau ! Je te donnerai un buffle, deux agneaux et les dépouilles ; je t’immolerai les prisonniers sur ta sainte montagne d’Artisberka. » Magnusen, p. 330
Sa législation contre les païens de la Gaule se divisa en deux parties : dans la première, il indique aux évêques les superstitions qu’ils doivent plus particulièrement combattre ; dans la seconde, il prononce des peines contre les coupables.
Examinons ce système législatif dans ses détails. En l’an 769, peu après son avènement au trône, Charlemagne publie un capitulaire dont le deuxième article est ainsi conçu :
« Que les prêtres ne versent le sang ni des chrétiens ni des païens, »
Il renouvelle ensuite l’article du capitulaire de Lestines précédemment cité et y ajoute une disposition pleine de sagesse, savoir que chaque évêque fera une fois l’an la visite de son diocèse, afin d’instruire le peuple et de se livrer à la recherche et à la destruction de ce qu’il appelle spurcitiœ gentilium.
L’esprit de la législation religieuse de Charlemagne se trouve tout entier dans cette première loi : il transforme chaque évêque en missionnaire, et lui impose l’obligation de balayer hors de son diocèse toutes les ordures de paganisme qui le souillaient encore.
L’empereur, comprenant que c’était par la prédication et par les travaux apostoliques que l’on pouvait parvenir à réformer les mœurs publiques, cherchait à multiplier le nombre des missionnaires et non à augmenter le zèle de ceux qui existaient ; car, nous devons le reconnaître, les missionnaires du huitième siècle n’étaient nullement inférieurs à ceux du siècle précédent.
Saint Boniface (Winefried), secondé par Saint Burchard, commença vers l’année 732 sa célèbre mission en Allemagne et expia par une mort cruelle les succès qu’il avait obtenus. Saint Wilebrord et Saint Swibert changèrent dans la Frise, et en l’espace de deux ans, quarante-deux temples païens en Églises.
Charlemagne n’avait donc qu’à rendre générale dans tous les diocèses cette guerre contre les superstitions païennes, et c’est ce qu’il fit.
Saint Boniface déclara principalement la guerre aux débris de l’ancienne religion germaine ; mais ces superstitions ressemblaient beaucoup à celles qui provenaient du culte des Romains, et les unes comme les autres devaient être combattues par les mêmes moyens.
Dans les commencements de sa mission, Boniface, effrayé de la grandeur de sa tâche, et incertain sur la direction qu’il devait donner à ses efforts, consulta Daniel, évêque de Winchester, prélat renommé pour sa sagesse, et qui lui-même avait guerroyé avec succès contre l’idolâtrie dans la Grande-Bretagne.
Daniel traça pour Boniface un plan de conduite qui révèle dans son auteur une grande sagacité, et qui nous fournit de précieux renseignements sur les pensées des défenseurs obstinés de toutes les superstitions païennes.
Voici les instructions données par Daniel :
1* Il ne faut pas entreprendre de démontrer aux païens que les généalogies de leurs dieux sont fausses. On doit au contraire admettre tout ce qu’ils disent sur ce point ; mais conclure de ce que ces dieux sont nés de mariages entre hommes et femmes, qu’ils ont eu un commencement, qu’ils ne sont donc pas éternels.
2* Demander aux païens si le monde a eu un commencement ; qui commandait aux hommes avant la naissance des dieux, et si le premier dieu a été engendré ; quand et par qui ?
3* Les dieux engendrent-ils encore ?
4 * Quel est le plus puissant d’entre eux ?
5* Quel est leur nombre
6* En quoi les sacrifices peuvent-ils contribuer au bonheur des dieux ?
Quand on aura conduit les païens à reconnaître la fausseté de leurs croyances sur la Divinité, alors on imprimera à la discussion une direction plus élevée et l’on mettra en parallèle la pureté des dogmes chrétiens avec l’incohérence, la folie et l’immoralité des fables du paganisme.
II faudra enfin faire comprendre aux païens que leur nombre est très petit et qu’il va toujours en diminuant, ce qui prouve que les jours de leur religion sont comptés. Il est évident qu’en argumentant de cette manière contre les païens, on devait, si la bonne foi exerçait sur eux quelque empire, les amener à une complète abjuration de leurs erreurs.
Dans le capitulaire d’Aix-la-Chapelle, publié en l’an 789, il prescrit de poursuivre les enchanteurs et les sorciers.
« Quant aux arbres, ajoute-t-il, aux pierres, et aux fontaines où certains insensés attachent des lumières et font d’autres actes de ce genre, nous voulons que partout où cet usage absurde et exécrable à Dieu sera trouvé en vigueur, il soit aboli. »
En 794, il ordonna de couper les arbres et les luci ou bois sacrés, dernier asile de l’esprit païen. Il existe un recueil de lois publiées par Charlemagne et par Louis-le-Débonnaire à diverses époques de leur règne.
Ce recueil, intitulé : Capitula Regum et Episcoporum maxineque Nobilium omnium Francorum ad reprimendas neophytorum quasi fidelium adinventiones, est, comme l’on sait, l’ouvrage du moine Angésise.
Voici les dispositions de ce code qui sont applicables aux païens :
« Si dans une paroisse les infidèles allument des flambeaux (faculas), adorent les arbres, les fontaines ou les pierres, le prêtre, s’il néglige de combattre ces habitudes, sera déclaré sacrilège. Le seigneur du lieu ou les auteurs de ces actes seront privés de la communion, si, après un avertissement, ils n’ont pas voulu s’amender. »
Il est recommandé aux évêques de déraciner les usages superstitieux pratiqués dans les enterrements.
Parlons maintenant des peines prononcées contre les coupables. Les païens ne pourront intenter une accusation, donner un bien en emphytéose à un chrétien ou en tenir un de lui. Cette clause pénale n’a aucun rapport avec le délit qu’elle prétend réprimer ; mais il faut remarquer qu’elle est prononcée accidentellement : le législateur énumère les classes de personnes qui, à raison de leur indignité, ne doivent pas jouir du droit commun d’intenter une action ; il nomme les repris de justice, les esclaves, les histrions, les hérétiques, les juifs, et il leur adjoint les païens, moins dans l’espoir de réprimer par cette peine leurs superstitions, que pour tracer sur leur front une marque de réprobation : c’est ainsi que dans une autre loi, il plaça sur la même ligne les incestueux et les païens : séparer entièrement ces derniers de la société, telle fut son intention.
Quant à l’interdiction de donner ou de tenir un bien en emphytéose, elle avait pour but de prévenir l’établissement de rapports trop intimes entre les chrétiens et les païens ; mais elle fut prononcée plutôt contre les mahométans que contre les derniers partisans du culte des Romains.
Les sacrifices et les festins sur les tombeaux avaient encore lieu. Les chrétiens qui prenaient part à ces festins ou mangeaient des viandes provenant d’immolations, devaient se purifier de cette souillure par le jeûne ou l’imposition des mains plusieurs fois répétée, « afin que, s’abstenant ab idolothylis, ils puissent participer aux sacrements du Christ »
Je pourrais peut-être me dispenser d’ajouter que Charlemagne poursuivit avec une grande rigueur toutes les pratiques de l’art divinatoire, qu’il appelle un héritage détestable du paganisme. Ces dispositions législatives sont les seules sur lesquelles il importe de fixer notre attention. Ni dans les lois, ni dans les canons, ni dans les documents historiques de cette époque, on ne trouve la preuve de l’existence d’une véritable cérémonie du culte romain. Sans doute les dispositions légales, qui dans le recueil d’Angésise proscrivent les sacrifices et les festins sacrés, pouvaient avoir en vue les sacrifices et les epula sacra des partisans de ce culte ; mais ou n’a aucun motif d’assurer que telle ait été en effet l’intention du législateur.
À lire aussi | Les douze vertus du professeur selon St Jean-Baptiste de La Salle
Nulle part nous ne trouvons la preuve de l’invocation d’une divinité gréco-romaine, nulle part, nous ne voyons les adorateurs d’une ou de plusieurs de ces divinités clairement indiqués ; les noms mêmes de Jupiter et de Mercure, quelle que soit l’incertitude qui existe sur les dieux que ces noms désignaient, n’étant plus prononcés par la loi, on doit en conclure que le souvenir du culte des Romains s’effaçait de la mémoire des prêtres chrétiens.
Le moment est donc venu de déclarer le paganisme romain complètement mort.
Source : Histoire de la destruction du paganisme en occident – A.Beugnot – 1835
Commentaires 1