L'abandon confiant à la Providence
La doctrine de l'abandon à la divine Providence, manifestement fondée sur l'Évangile, a été faussée par les quiétistes qui se sont laissés aller à la paresse spirituelle, ont plus ou moins renoncé à la lutte nécessaire à la perfection et ont gravement diminué la valeur et la nécessité de l'espérance, tandis que le véritable abandon est une forme supérieure de la confiance ou espérance en Dieu.
Mais on peut s'écarter aussi de la doctrine de l'Évangile sur ce point par un défaut opposé à celui des quiétistes, et ce défaut opposé à leur paresseuse quiétude est l'inquiétude vaine et l'agitation. Ici comme ailleurs la vérité est un point culminant, au milieu et au-dessus de ces deux erreurs extrêmes opposées entre elles. Il importe donc de bien déterminer le sens et la portée de la vraie doctrine de l'abandon à la volonté de Dieu, pour se préserver des sophismes qui ne contiennent qu'une fausse apparence de perfection chrétienne.
Pourquoi devons-nous nous abandonner à la divine Providence ? Tout chrétien répondra : à cause de sa sagesse et de sa bonté. C'est bien certain, mais pour le bien entendre et éviter l'erreur quiétiste qui renonce plus ou moins à l'espérance et à la lutte nécessaire au salut, pour éviter aussi l'autre extrême : l'inquiétude, la précipitation et l'agitation fébrile et stérile, il convient d'énoncer quatre principes déjà accessibles en un sens à la raison naturelle et clairement exprimés par la Révélation dans l'Écriture.
Ce sont les principes mêmes de la vraie doctrine de l'abandon, ils nous en montrent le motif. Le premier de ces principes est celui-ci : Rien n'arrive que Dieu ne l'ait prévu de toute éternité et qu'il ne l'ait voulu ou du moins permis. Rien n'arrive, soit dans le monde matériel, soit dans le monde spirituel, que Dieu ne l'ait prévu de toute éternité, car il ne passe pas comme nous de l'ignorance à la connaissance, et les événements ne peuvent rien lui apprendre de nouveau.
Non seulement Dieu a prévu tout ce qui arrive et arrivera, mais, dans ces choses, ce qu'il y a de réel et de bon, il l'a voulu, et ce qu'il y a de mal, de désordre moral, il l'a seulement permis. La sainte Écriture, nous l'avons vu, est formelle sur ce point, qui ne laisse place à aucun doute, comme l'ont déclaré les Conciles.
Le second principe est que Dieu ne peut rien vouloir et rien permettre qu'en vue de la fin qu'il s'est proposée en créant, c'est-à-dire qu'en vue de la manifestation de sa bonté, de ses perfections infinies, et en vue de la gloire de l'Homme-Dieu, Jésus-Christ, son Fils unique. Comme le dit saint Paul, I Cor., III, 23 :
« Tout est à vous, mais vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu : Omnia enim vestra sunt, vos autem Christi, Christus autem Dei ».
A ces deux principes s'ajoute celui-ci, formulé encore par saint Paul aux Rom., VIII, 28 :
« Nous savons que toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu, de ceux qui sont appelés selon son éternel dessein et qui persévèrent dans son amour. »
Dieu fait concourir à leur bien spirituel, non seulement les grâces qu'il leur accorde, non seulement les qualités naturelles qu'il leur a données, mais aussi les maladies, les contradictions, les échecs, jusqu'à leurs fautes, dit saint Augustin, qu'il ne permet que pour les conduire à une humilité plus vraie et par là à un amour plus pur, comme il permit le triple reniement de saint Pierre pour le rendre plus humble et plus défiant de lui-même, par là même plus fort, plus confiant en la divine Miséricorde. Ces trois premiers principes se résument donc ainsi :
« Rien n'arrive que Dieu ne l'ait prévu et voulu ou du moins permis ; il ne veut rien et ne permet rien que pour la manifestation de sa bonté et de ses perfections infinies, pour la gloire de son Fils et le bien de ceux qui l'aiment ».
Ces trois principes nous montrent que notre confiance dans la Providence ne saurait être trop filiale, trop ferme ; nous pouvons même dire qu'elle doit être aveugle, comme la foi qui porte sur les mystères non évidents, non vus, fides est de non visis ; nous sommes en effet certains d'avance que c'est au bien que la divine Providence ordonne infailliblement toutes choses, et nous sommes plus sûrs de la rectitude de ses desseins que de la droiture de nos intentions les meilleures.
Nous n'avons donc, en nous abandonnant à Dieu, rien à craindre; que de ne pas lui être assez soumis.
Mais ces derniers mots nous obligent à formuler, contre le quiétisme, un quatrième principe, non moins certain que les précédents : cet abandon ne nous dispense pas évidemment de faire ce qui est en notre pouvoir pour accomplir la volonté de Dieu signifiée par les préceptes, les conseils, les événements ; mais, quand nous avons loyalement voulu l'accomplir au jour le jour, nous pouvons et devons nous abandonner pour le reste à la volonté divine de bon plaisir, si mystérieuse soit-elle, et éviter l'inquiétude vaine et l'agitation.
Ce quatrième principe est équivalemment formulé par le Concile de Trente, sess. VI, c. 13, lorsqu'il dit que tous nous devons très fermement espérer dans le secours de Dieu, et nous confier en lui, en veillant à l'accomplissement de ses préceptes. Le proverbe commun dit aussi :
« Fais ce que dois, advienne que pourra ».
Tous les théologiens expliquent ce qu'est la volonté divine signifiée par les préceptes, l'esprit des conseils et les événements. Ils ajoutent qu'en nous conformant à cette volonté signifiée, nous devons nous abandonner à sa volonté divine de bon plaisir, si cachée soit-elle, car nous sommes sûrs d'avance que c'est pour le bien qu'elle veut ou permet saintement toutes choses. Il faut ici particulièrement noter ce qui est dit dans l'Évangile de saint Luc, XVI, 10 :
« Celui qui est fidèle dans les petites choses est fidèle aussi dans les grandes » ; si nous faisons chaque jour le possible pour être fidèle au Seigneur dans les choses ordinaires de la vie, ayons confiance qu'il nous accordera la grâce pour lui être fidèle dans les circonstances extrêmes, s'il permet que nous y soyons placés ayons confiance qu'il nous donnera la grâce de mourir héroïquement plutôt que de rougir de lui, et de le trahir, si un jour ou l'autre nous avons à souffrir pour lui.
Tels sont les principes de la doctrine de l'abandon confiant.
Ces principes acceptés par tous les théologiens sont sur ce point comme l'expression de la foi chrétienne. On trouve ainsi l'équilibre au-dessus des deux erreurs que nous rappelions au début de cet article. Par la fidélité au devoir de minute en minute on évite la fausse et paresseuse quiétude des quiétistes, et par l'abandon confiant on échappe à l'inquiétude vaine et à l'agitation stérile. Cet abandon serait paresse s'il ne supposait pas la fidélité quotidienne, qui est comme le tremplin pour s'élancer sûrement dans l'inconnu.
Cette fidélité quotidienne à la volonté divine signifiée donne comme le droit de s'abandonner pleinement pour l'avenir à la volonté divine de bon plaisir non encore manifestée. L'âme fidèle se rappelle souvent la parole de Notre-Seigneur :
« Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père » ; elle-même se nourrit constamment de la volonté divine signifiée, et elle s'abandonne à la volonté divine non encore manifestée, un peu comme le nageur, s'appuyant sur le flot qui passe, se confie au flot qui arrive, à l'océan qui pourrait l'engloutir, mais qui en réalité le porte. Ainsi l'âme doit avancer vers la haute mer, vers l'océan infini de l'être, comme disait saint Jean Damascène ; elle doit s'appuyer sur la volonté divine manifestée à l'heure présente, pour s'abandonner à la volonté divine dont dépendent les heures qui suivent et tout l'avenir.
L'avenir est à Dieu ; les événements sont dans sa main : si les marchands qui achetèrent Joseph vendu par ses frères étaient passés une heure plus tôt, Joseph n'eût pas été en Égypte et toute sa vie eût été changée; la nôtre dépend aussi de certains événements dont Dieu est le maître. Fidélité quotidienne et abandon confiant donnent ainsi à la vie spirituelle son équilibre, sa stabilité, son harmonie. On vit ainsi dans un recueillement presque continuel et une abnégation progressive ; ce sont les conditions ordinaires de là contemplation et de l'union à Dieu.
Voilà pourquoi nous devons vivre dans l'abandon à la volonté divine encore inconnue, en nous nourrissant de minute en minute de celle qui est déjà signifiée. Cette union de la fidélité et de l'abandon nous fait entrevoir ce que doit être l'union de l'ascétique qui insiste sur la fidélité ou conformité à la volonté divine et de la mystique qui met l'accent sur l'abandon.
En quoi devons-nous nous abandonner à la divine Providence ?
Après nous être conformés aux principes que nous venons d'énoncer, quand nous avons fait tout ce que nous commandent la loi de Dieu et la prudence chrétienne, notre abandon doit s'étendre à tout. Qu'est-ce à dire ? D'abord à tout l'avenir, à ce que nous serons demain, dans vingt ans et plus tard. Nous devons aussi nous abandonner à Dieu pour le présent, au milieu des difficultés où nous pouvons être à l'heure actuelle ; abandonnons aussi notre passé, nos actes et leurs suites, à la Miséricorde divine.
Il faut de même nous abandonner à Dieu pour ce qui est du corps, santé ou maladie, et pour ce qui est de l'âme, joies et épreuves, de brève ou de longue durée. Il faut nous abandonner à Dieu au sujet de la bienveillance ou de la malice des hommes à notre égard.
« Si Dieu est avec nous, dit saint Paul, qui sera contre nous ? Lui qui n'a pas épargné son propre Fils, mais qui l'a livré à la mort pour nous tous, comment avec lui ne nous donnera-t-il pas toutes choses ?... Qui nous séparera de l'amour du Christ ? Sera-ce la tribulation ou l'angoisse, ou la persécution ou la faim, ou la nudité ou le péril ou l'épée... J'ai l'assurance que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni les choses présentes, ni les choses à venir, ni les puissances, ni la hauteur, ni la profondeur, ni aucune créature ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu en Jésus-Christ Notre-Seigneur ».
Quel plus parfait abandon, dans la foi, l'espérance et l'amour ? Abandon pour ce qui est des vicissitudes du monde, des révolutions qui peuvent le bouleverser, pour ce qui est de la vie et de la mort, de l'heure de la mort et de la manière douce ou violente dont nous rendrons le dernier soupir. Les Psaumes disaient de même :
« Craignez le Seigneur, car il n'y a point d'indigence pour ceux qui le craignent ; les lionceaux peuvent connaître la disette et la faim, mais ceux qui cherchent le Seigneur ne sont privés d'aucun bien ». (Ps. XXXIII, 10).
« Qu'elle est grande ta bonté, que tu tiens en réserve pour ceux qui te craignent, que tu témoignes à ceux qui mettent en toi leur refuge... Tu les mets à couvert... contre les machinations des hommes, à l'abri des langues qui les attaquent ». (Ps. XXX, 20-21).
Job disait de même :
« Je suis environné de moqueurs, mon œil ne s'ouvre que pour voir leurs outrages. O Dieu, sois auprès de toi-même ma caution. Quel autre voudrait me frapper de sa main ? » (Job, XVII, 3).
Comme il est rapporté au livre de Daniel, XIII, 42, c'est ainsi qu'une digne femme, Suzanne, fille d'Helcias, odieusement calomniée par deux vieillards, s'abandonna à Dieu en s'écriant :
« Dieu éternel, qui connaissez ce qui est caché et qui savez toutes choses avant qu'elles arrivent, vous savez qu'ils ont rendu un faux témoignage contre moi, maintenant je meurs sans avoir rien fait de ce qu'ils ont méchamment inventé contre moi ».
Comme il est rapporté dans la prophétie, le Seigneur exauça la prière de cette noble femme. Comme on la conduisait à la mort, Dieu éveilla l'esprit d'un jeune enfant nommé Daniel. Celui-ci cria à haute voix :
« Pour moi, je suis pur du sang de cette femme ».
Tout le peuple se tourna vers lui et lui dit :
« Que signifie cette parole que tu dis là ? »
C'est alors que le jeune Daniel, inspiré par Dieu, montra que les deux accusateurs avaient rendu un faux témoignage ; il les sépara l'un de l'autre, les interrogea séparément devant la foule, et, comme ils se contredirent, ils manifestèrent, sans le vouloir, qu'ils avaient menti.
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Que conclure pratiquement ? C'est qu'en faisant le possible pour accomplir nos devoirs quotidiens, nous devons nous abandonner pour le reste à la divine Providence, avec la plus filiale confiance. Et si nous tâchons vraiment d'être fidèles dans les petites choses, dans la pratique de l'humilité, de la douceur, de la patience, chaque jour pour les choses courantes, le Seigneur, lui, nous donnera la grâce pour être fidèles dans les choses grandes et difficiles, s'il vient à nous les demander ; alors, dans les circonstances extrêmes, il donnera à ceux qui le cherchent des grâces extrêmes.
Il est dit dans le Psaume LIV, 23 :
« Repose-toi sur le Seigneur, et il te soutiendra ; il ne laissera pas à jamais chanceler le juste... Pour moi, je mets en toi ma confiance ».
C'est dans les mêmes sentiments que saint Paul écrit aux Philippiens, IV, 4 :
« Réjouissez-vous dans le Seigneur en tout temps : je le répète, réjouissez vous. Que votre douceur soit connue de tous les hommes. Le Seigneur est proche. Ne vous inquiétez de rien ; mais en toute circonstance faites connaître à Dieu vos besoins par des prières et des supplications, avec des actions de grâces. Que la paix de Dieu, qui surpasse toute intelligence, garde vos cœurs et vos pensées dans le Christ Jésus ».
Saint Pierre dit aussi dans sa première Épître, V, 6, pour exhorter à la confiance :
« Humiliez-vous sous la puissante main de Dieu, afin qu'il vous élève au temps marqué ; déchargez-vous sur lui de toutes vos sollicitudes, car lui-même prend soin de vous. Soyez sobres, veillez ; votre adversaire, le démon, comme un lion rugissant, rôde autour de vous, cherchant qui dévorer. Résistez-lui, fermes dans la foi, sachant que vos frères dispersés dans le monde endurent les mêmes souffrances que vous. Le Dieu de toute grâce, qui vous a appelés à sa gloire éternelle dans le Christ, après quelques souffrances, achèvera lui-même son œuvre, vous affermira, vous fortifiera, vous rendra inébranlables ».
« Heureux ceux qui mettent en Dieu leur confiance » (Ps. II, 13).
« Ceux qui se confient dans le Seigneur, dit Isaïe, prennent de nouvelles forces ; ils élèveront leur vol comme des aigles : ils courront et ne se fatigueront point ; ils marcheront et ne se lasseront point ». (Isaïe, XL, 31).
Un modèle parfait de cet esprit d'abandon à la divine Providence est saint Joseph, au milieu de toutes les difficultés qui surgissent pour lui au moment de la naissance du Sauveur, à Bethléem, puis quand il entend la douloureuse prophétie du vieillard Siméon, et lors de la fuite en Égypte loin d'Hérode, jusqu'au retour à Nazareth.
A son exemple, en pratiquant nos devoirs quotidiens, vivons dans cet esprit, et la grâce divine ne nous manquera pas ; par elle nous serons à la hauteur de ce que le Seigneur nous demandera, si difficile que ce puisse être à certaines heures.
Source : La Providence et la confiance en Dieu - Frère Réginald Garrigou - 1932