Ce qui caractérise la sainteté de Saint Thomas d’Aquin, c’est ce que saint Paul appelle sermo sapientiae, ainsi que l’union des deux sagesses, l’acquise et l’infuse… disait Pie XI.
Disons que la sainteté de saint Thomas est la sainteté de l’intelligence, et je voudrais pouvoir faire saisir à vif toute la réalité contenue sous ces mots. Non seulement la philosophie de saint Thomas maintient mieux qu’aucune autre les droits et la noblesse de l’intelligence, affirmant sa primauté de nature sur la volonté, rassemblant sous sa lumière toute la diversité hiérarchisée de l’être, l’identifiant elle-même, là où elle se trouve en acte pur, avec la nature infiniment sainte du Dieu vivant, enfin, dans l’ordre pratique, nous rappelant sans cesse que la vie de l’homme, et avant tout la vie chrétienne, « est à base d’intelligence », mais encore, et cela va beaucoup plus loin, la sainteté elle-même de Thomas d’Aquin, sa charité, son sacrifice de louange, sa consommation en Jésus, tout s’accomplit et rayonne en lui au sommet de l’esprit, dans cette vie de l’intelligence qu’Aristote déclarait meilleure que la vie humaine, là où l’opération de l’homme confine à l’opération des formes pures ; et c’est de là que tout s’épanche en vagues de lumière jusqu’aux plus humbles puissances de l’être créé.
Comprenons en ce sens-là le nom de Doctor Angelicus donné depuis si longtemps, et avec tant de justesse, à Thomas d’Aquin. Saint Thomas est en un sens suréminent le pur intellectuel, parce que l’intelligence elle-même est son moyen par excellence de servir et d’aimer Dieu, parce que l’intelligence elle-même est son hostie d’adoration. Son œuvre principale, on le sait assez, a été, avec l’approbation et l’encouragement, que dis-je, à l’instigation de la Papauté, de faire place dans l’intelligence chrétienne, en le complétant, en le perfectionnant, en le purifiant de toute scorie, à Aristote, à toute la sagesse naturelle de ces philosophes que Tertullien appelait des animaux de gloire.
Pour cela, il a dû mener un très dur combat. Car s’il y a entre Aristote et l’Évangile, entre la sagesse humaine grandie sur le sol de Grèce et la révélation descendue du ciel de Judée un accord préétabli qui est à lui seul un signe apologétique admirable, cependant, pour réaliser cet accord, pour le faire passer à l’acte, en triomphant des obstacles nés des limitations du sujet humain, il ne fallait pas seulement la maturité de civilisation du temps de saint Louis, il fallait aussi toute la force du grand bœuf muet de Sicile.
Comme l’a si bien vu Pascal, c’est avant tout à cause de la médiocrité de notre envergure intellectuelle que nous tombons dans l’erreur, parce que nous ne savons pas embrasser à la fois des vérités qui semblent opposées, et qui en réalité se complètent.
« L’exclusion » est ainsi « la cause de l’hérésie », et plus généralement de l’erreur.
Les soi-disant augustiniens du XIIIe siècle, attachés matériellement à la lettre de leur maître, brouillant les objets formels de la foi et de la raison, de la sagesse métaphysique et de la sagesse des saints, bref, inclinés vers ce qu’on appellerait aujourd’hui l’anti-intellectualisme, que faisaient-ils en définitive, sinon refuser les droits de la vérité d’ordre naturel ? On verra plus tard cette tendance aboutir à l’hérésie formelle, avec Luther et sa haine inhumaine de la raison.
Les averroïstes, fanatiques d’un Aristote corrompu par les Arabes, méconnaissant la lumière propre et la souveraineté de la foi et de la théologie, bref inclinés vers le rationalisme, refusaient, eux, les droits de la vérité surnaturelle. Et nous savons trop bien où cette tendance devait aboutir. Les uns et les autres, saint Thomas les a brisés, et il les brisera encore, car c’est toujours le même combat. Et en même temps, il fixait par des principes définitifs la théorie rationnelle de cette distinction et de cet accord entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel, qui sont plus chers à la foi catholique que la prunelle de l’œil, et plus importants pour la vie du monde que le cycle des astres et des saisons. Mais ce double combat contre les averroïstes et contre l’ancienne scolastique attardée, cette œuvre immense de l’intégration d’Aristote dans la pensée catholique, n’est que la manifestation et le signe d’une invisible lutte, plus grande encore et plus formidable : l’œuvre propre de saint Thomas, l’entreprise à laquelle il était commis par le Seigneur, ç’a été d’amener la plus hère et la plus intraitable des puissances, parce que la plus spirituelle, l’intelligence, je dis l’intelligence dans tout son appareil de richesse et de majesté, armée de toutes ses énergies spéculatives, avec toute sa logique, toute sa science, tout son art, tout l’ornement de ses féroces vertus plantées dans l’être même, ç’a été d’amener l’intelligence, en lui imposant sobriété, mais jamais abdication, tout entière dans la sainte lumière du Christ, au service du Dieu enfant qui gît entre le bœuf et l’âne.
Pour la suite des siècles, il a tous les mages derrière lui. Ces considérations nous permettent, me semble-t-il, d’entrevoir quelque chose du mystère de la vocation elle-même de saint Thomas. Très étonnante vocation, on l’a souvent remarqué. Car le lieu que Thomas d’Aquin doit quitter pour répondre à l’appel de Dieu, ce n’est pas le siècle, c’est déjà le cloître, ce n’est pas le monde, c’est le Mont-Cassin.
Ce n’est pas ce que l’Église appelle l’ignominie de l’habit du siècle, igniominia saecularis habitus, c’est le saint habit bénédictin qu’il abandonne pour revêtir la blancheur de saint Dominique. Ce n’est pas le péril du monde qu’il quitte pour l’état de perfection, c’est d’un état de perfection qu’il passe à un autre état de perfection, et plus difficile. Il lui faut laisser la maison du Bienheureux Père Benoît, de qui, petit oblat à la robe noire, il avait appris les douze degrés d’humilité, et à qui, Docteur ébloui, ayant consommé son œuvre, il demandera l’hospitalité pour mourir.
Et sachant que tel est le plaisir du Seigneur, il s’obstine à ce départ avec la ténacité d’une volonté indomptable. Frères, mère, prison, ruse et violences, rien ne peut sur lui. Pourquoi cette obstination ? Il lui fallait être dans les affaires de son Père. Qu’est-ce que Dieu ? Il devait nous apprendre à épeler les choses divines. Et voilà ce que la comtesse Théodora ne pouvait entendre. Au ciel, saint Dominique l’avait demandé à saint Benoît, parce que le Verbe de Dieu l’avait demandé à saint Dominique, pour lui donner mission sur l’intelligence chrétienne.
Il doit servir l’intelligence, mais comme le prêtre sert la créature de Dieu. Il doit l’instruire, la baptiser, la nourrir du Corps du Seigneur, il doit célébrer les noces de l’Intelligence et de l’Agneau. Sur le caillou blanc qui lui est donné, et qui est aussi la pierre embrasée qui purifie ses lèvres, il y a écrit : vérité. Saint Thomas est proprement et avant tout l’Apôtre de l’intelligence : c’est la première raison pour laquelle on doit le regarder comme l’Apôtre des temps modernes.
La seconde raison, c’est ce qu’on pourrait appeler l’absolutisme de la vérité dans son âme et dans son œuvre, avec cette triple conséquence d’une parfaite pureté dans la qualité intellectuelle, d’une parfaite rigueur logique et en même temps d’une harmonieuse complexité dans la doctrine, d’une parfaite docilité dans l’obéissance au réel. Certes, tout philosophe, tout théologien désire et veut la vérité. Mais la veut-il d’une manière aussi véhémente et aussi exclusive ?
Sans parler des préoccupations particularistes et des vices de toute sorte, amour-propre, curiosité, vain désir de l’original et du nouveau voulus pour eux-mêmes, qui si souvent gâtent la recherche, est-ce que tout en voulant la vérité, il n’arrive pas qu’un philosophe s’ordonne aussi à autre chose ? Il est très rare en réalité que le Vrai seul tire tout à lui dans le ciel de l’intelligence. Astres géants, d’autres transcendantaux mêlent leur attraction à la sienne, et inclinent la pensée. Et c’est là un désordre grave, car la science comme telle ne peut être réglée que par le vrai.
Au fond du platonisme en métaphysique, du scotisme en théologie, n’y a-t-il pas comme une collusion secrète du Beau ou du Bien avec le Vrai, de l’Amour avec le Connaître ? Chez d’autres, ce sont des influences plus terrestres qui entrent en jeu, la commodité, la facilité, l’adaptation à l’époque, ou aux utilités de l’enseignement, ou plus généralement à la faiblesse du sujet humain, que sais-je encore, une inquiétude mal réglée des conséquences pratiques, voire un souci d’équilibre entre les opinions opposées qu’on prend pour de la sagesse, et qui consiste en réalité à chercher un medium virtutis entre l’erreur et la vérité comme entre deux vices contraires.
Ainsi les vérités sont diminuées par les fils des hommes. Saint Thomas, lui, laisse à la vérité toute sa grandeur, qui est à la mesure du Fils de Dieu. Philosophe et théologien, il ne sait rien que la Vérité, et n’est-ce pas de cette manière que Philosophie et Théologie prises comme telles doivent ne savoir que Jésus crucifié ? Toute sa régulation est dans l’être, il est parfaitement rectifié à l’égard de son objet.
Rien d’autre que les nécessités intelligibles et les exigences des principes suprêmes ne vient déterminer ses solutions, quand même celles-ci seraient par là rendues pour nous plus difficiles, quand même elles devraient faire dire aux hommes : durus est hic sermo. Aussi bien sa doctrine, si elle repose tout entière, dans l’ordre analytique, in via inventionis, sur l’idée de l’être, première donnée de l’intelligence, est-elle suspendue tout entière dans l’ordre synthétique, in via judicii, à l’idée de Dieu, de la Vérité première, objet suprême de tout esprit.
Saint Thomas a jeté son filet sur l’univers, et il emporte toutes choses, devenues vie dans l’intelligence, vers la vision béatifique. Cette théologie des pacifiques est, sous la lumière de la foi, un immense mouvement de pensée entre deux intuitions, l’intuition de l’être et des premiers principes de la raison, d’où elle part, et qui lui est donnée ici-bas, et l’intuition de Dieu clairement vu, vers laquelle elle va, et qui lui sera donnée plus tard.
Ordonnant tout le discours à une fin suprême ineffable, elle demeure toujours rationnelle, mais elle apprend en même temps à la raison à ne pas chercher sa mesure en elle-même, et devant les mystères d’en bas, tels que la matière et la puissance, comme devant les mystères d’en haut, tels que l’influx de la prémotion divine sur la liberté créée, elle nous demande de rendre hommage aux droits de l’être sur notre esprit, comme à la sublimité divine.
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C’est pourquoi elle est si sereine et si universelle, si ouverte et si libre, la plus hardiment affirmative et la plus humblement prudente, la plus systématique et la moins partiale, la plus intraitable et la plus accueillante à toutes les nuances du réel, la plus riche en certitudes et la plus attentive à réserver la part du probable et de l’opinion, la plus ferme et intransigeante et la plus détachée du savoir humain. Tant l’objet est transcendant, où elle aspire à se perdre !
Source : Le Docteur Angélique – Jacques Maritain – 1930
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