Les socialistes, pour guérir ce mal, poussent à la haine jalouse des pauvres contre ceux qui possèdent. Ils prétendent que toute propriété de biens privés doit être supprimée, que les biens d’un chacun doivent être communs à tous.
Que leur administration doit revenir aux municipalités ou à l’État. Moyennant ce transfert des propriétés et cette égale répartition entre les citoyens des richesses et de leurs avantages, ils se flattent de porter un remède efficace aux maux présents.
Mais pareille théorie, loin d’être capable de mettre fin au conflit, ferait tort à l’ouvrier si elle était mise en pratique. D’ailleurs, elle est souverainement injuste, en ce qu’elle viole les droits légitimes des propriétaires, qu’elle dénature les fonctions de l’État, et tend à bouleverser de fond en comble l’édifice social.
Le socialisme est nuisible à l’ouvrier. De fait, comme il est facile de le comprendre, la raison intrinsèque du travail entrepris par quiconque exerce un métier, le but immédiat, visé par le travailleur, c’est d’acquérir un bien qu’il possèdera en propre et comme lui appartenant.
Car, s’il met à la disposition d’autrui ses forces et son énergie, ce n’est évidemment que pour obtenir de quoi pourvoir à son entretien et aux besoins de la vie. Il attend de son travail le droit strict et rigoureux, non seulement de recevoir son salaire, mais encore d’en user comme bon lui semblera.
Si donc, en réduisant ses dépenses, il est arrivé à faire quelques épargnes et si, pour s’en assurer la conservation, il les a, par exemple, réalisées dans un champ, ce champ n’est assurément que du salaire transformé. Le fonds acquis ainsi sera la propriété de l’ouvrier au même titre que la rémunération même de son travail.
Or, il est évident que cela consiste précisément le droit de propriété mobilière et immobilière. Ainsi cette conversion de la propriété privée en propriété collective, tant préconisée par le socialisme, n’aurait d’autre effet que de rendre la situation des ouvriers plus précaire, en leur retirant la libre disposition de leur salaire et en leur enlevant, par le fait même, tout espoir et toute possibilité d’agrandir leur patrimoine et d’améliorer leur situation.
Mais, et ceci parait plus grave encore, le remède proposé est en opposition flagrante avec la justice, car la propriété privée et personnelle est pour l’homme de droit naturel. Il y a en effet, sous ce rapport, une très grande différence entre l’homme et les animaux sans raison. Ceux-ci ne se gouvernent pas eux-mêmes ; ils sont dirigés et gouvernés par la nature, moyennant un double instinct, qui, d’une part, tient leur activité constamment en éveil et en développe les forces, de l’autre, provoque tout à la fois et circonscrit chacun de leurs mouvements.
Un premier instinct les porte à la conservation et à la défense de leur vie propre, un second à la propagation et à la conservation de l’espèce. Les animaux obtiennent aisément ce double résultat par l’usage des choses présentes mises à leur portée. Ils seraient d’ailleurs incapables de tendre au-delà puisqu’ils ne sont mus que par les sens et par chaque objet particulier que les sens perçoivent. Bien autre est la nature humaine.
En l’homme d’abord se trouvent en leur perfection les facultés de l’animal. Dès lors, il lui revient, comme à l’animal, de jouir des objets matériels. Mais ces facultés, même possédées dans leur plénitude, bien loin de constituer toute la nature humaine, lui sont bien inférieures et sont faites pour lui obéir et lui être assujetties.
Ce qui excelle en nous, qui nous fait hommes et nous distingue essentiellement de la bête, c’est l’esprit ou la raison. En vertu de cette prérogative, il faut reconnaître à l’homme, non seulement la faculté générale d’user des choses extérieures, à la façon de tous les animaux, mais en plus le droit stable et perpétuel de les posséder, tant celles qui se consomment par l’usage que celles qui demeurent après nous avoir servis.
Les vrais remèdes
Le premier principe à mettre en avant, c’est que l’homme doit accepter cette nécessité de sa nature qui rend impossible, dans la société civile, l’élévation de tous au même niveau. Sans doute, c’est là ce que poursuivent les socialistes.
Mais contre la nature, tous les efforts sont vains. C’est elle, en effet, qui a disposé parmi les hommes des différences aussi multiples que profondes : différences d’intelligence, de talent, d’habileté, de santé, de force ; différences nécessaires, d’où naît spontanément l’inégalité des conditions.
Cette inégalité, d’ailleurs, tourne au profit de tous, de la société comme des individus. La vie sociale requiert une organisation très variée et des fonctions fort diverses. Ce qui porte précisément les hommes à se partager ces fonctions, c’est surtout la différence de leurs conditions respectives.
Pour ce qui regarde le travail en particulier, l’homme, dans l’état même d’innocence, n’était pas destiné à vivre dans l’oisiveté. Mais ce que la volonté eût embrassé librement comme un exercice agréable, est devenu après le péché une nécessité, imposée comme une expiation et accompagnée de souffrance. « La terre est maudite à cause de toi. C’est par un travail pénible que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie« .
De même, toutes les autres calamités qui ont fondu sur l’homme n’auront pas ici-bas de fin ni de trêve, parce que les funestes fruits du péché sont amers, âpres, acerbes, et qu’ils accompagnent nécessairement, l’homme jusqu’à son dernier soupir. Oui, la douleur et la souffrance sont l’apanage de l’humanité, et les hommes auront beau tout essayer, tout tenter pour les bannir, ils n’y réussiront jamais, quelques ressources qu’ils déploient et quelques forces qu’ils mettent en jeu.
S’il en est qui s’en attribuent le pouvoir, s’il en est qui promettent au pauvre une vie exempte de souffrances et de peines, tout adonnée au repos et à de perpétuelles jouissances, ceux-là certainement trompent le peuple et lui dressent des embûches d’où sortiront pour l’avenir des calamités plus terribles que celles du présent. Il vaut mieux voir les choses telles qu’elles sont, et, comme Nous l’avons dit, chercher ailleurs un remède capable de soulager nos maux.
Les deux classes ne sont pas ennemies, mais complémentaires. Riches et pauvres. Capital et travail.
L’erreur capitale dans la question présente, c’est de croire que les deux classes sont ennemies-nées l’une de l’autre, comme si la nature avait armé les riches et les pauvres pour qu’ils combattent mutuellement dans un duel obstiné. C’est là une affirmation à ce point déraisonnable et fausse que la vérité se trouve dans une doctrine absolument opposée.
Dans le corps humain, les membres, malgré leur diversité, s’adaptent merveilleusement l’un à l’autre, de façon à former un tout exactement proportionné et qu’on pourrait appeler symétrique. Ainsi, dans la société, les deux classes sont destinées par la nature à s’unir harmonieusement et à se tenir mutuellement dans un parfait équilibre. Elles ont un impérieux besoin l’une de l’autre : il ne peut y avoir de capital sans travail, ni de travail sans capital.
La concorde engendre l’ordre et la beauté. Au contraire, d’un conflit perpétuel, il ne peut résulter que la confusion des luttes sauvages. Or, pour dirimer ce conflit et couper le mal dans sa racine, les institutions chrétiennes ont à leur disposition des moyens admirables et variés.
Les devoirs de justice des ouvriers et ceux des patrons.
Et d’abord, tout l’ensemble des vérités religieuses, dont l’Église est la gardienne et l’interprète, est de nature à rapprocher et à réconcilier les riches et les pauvres, en rappelant aux deux classes leurs devoirs mutuels. Avant tous les autres devoirs, il faut placer ceux qui dérivent de la justice.
Parmi ces devoirs, voici ceux qui regardent le pauvre et l’ouvrier. Il doit fournir intégralement et fidèlement tout le travail auquel il s’est engagé par contrat libre et conforme à l’équité. Il ne doit point léser son patron, ni dans ses biens ni dans sa personne. Ses revendications mêmes doivent être exemptes de violences et ne jamais revêtir la forme de séditions.
Il doit fuir les hommes pervers qui, dans des discours mensongers, lui suggèrent des espérances exagérées et lui font de grandes promesses, qui n’aboutissent qu’à de stériles regrets et à la ruine des fortunes.
Quant aux riches et aux patrons, ils ne doivent point traiter l’ouvrier en esclave ; il est juste qu’ils respectent en lui la dignité de l’homme, relevée encore par celle du chrétien. Le travail du corps, au témoignage commun de la raison et de la philosophie chrétienne, loin d’être un sujet de honte, fait honneur à l’homme, parce qu’il lui fournit un noble moyen de sustenter sa vie.
Ce qui est honteux et inhumain, c’est d’user de l’homme comme d’un vil instrument de lucre, de ne l’estimer qu’en proportion de la vigueur de ses bras. Le christianisme, en outre, prescrit qu’il soit tenu compte des intérêts spirituels de l’ouvrier et du bien de son âme. Aux patrons, il revient de veiller à ce que l’ouvrier ait un temps suffisant à consacrer à la piété ; qu’il ne soit point livré à la séduction et aux sollicitations corruptives ; que rien ne vienne affaiblir en lui l’esprit de famille, ni les habitudes d’économie. Il est encore défendu aux patrons d’imposer à leurs subordonnés un travail au-dessus de leurs forces ou en désaccord avec leur âge ou leur sexe.
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« Une usure dévorante : Le capital ne produit pas par lui-même. « L’argent ne fait pas des petits ». Mais il produit réellement et donc il rapporte légitimement s’il s’unit au travail pour aider le travailleur, patron, commerçant ou ouvrier, en lui procurant les matières premières ou les instruments de travail, ou en écoulant ses produits. Il forme ainsi avec lui une sorte d’association dont il partage les aléas et, à cette condition, il peut, sans usure, prélever un bénéfice proportionné au service rendu. »
( S. Th, 2a 2ae, Q. LXXVIII, art 2 Ad 5um)
Source : L’encyclique Rerum Novarum (Léon XIII) « sur la Condition des Ouvriers » – Par le Chanoine P. Tiberghien – 1932