L’alchimie est restée intimement liée avec la magie, au Moyen Âge, aussi bien que dans l’antiquité grâce aux papyrus égyptiens et babyloniens.
Le traité relatif aux métaux précieux qui se trouve dans le Recueil intitulé Mappœ clavicula (on en conserve à Schlesladt un manuscrit du Xe siècle) offre un grand intérêt, parce qu’il présente de frappantes analogies avec le papyrus égyptien de Leyde, trouvé à Thèbes, ainsi qu’avec divers opuscules antiques, tels que la Chimie dite de Moïse.
Plusieurs des recettes de la Mappœ clavicula sont non seulement imitées, mais traduites littéralement de celles du papyrus et de celles de la collection des alchimistes grecs : identité qui prouve sans réplique la conservation continue des pratiques alchimiques, y compris celle de la transmutation, depuis l’Égypte jusque chez les artisans de l’Occident latin.
Les théories proprement dites n’ont reparu en Occident que vers la fin du XIIe siècle, après avoir passé par les Syriens et par les Arabes. Mais la connaissance des procédés eux-mêmes n’avait jamais été perdue.
Ce fait capital résulte surtout de l’étude des alliages destinés à imiter et à falsifier l’or, recettes d’ordre alchimique, car on y trouve aussi la prétention de le fabriquer. Les titres sont a cet égard caractéristiques :
« Pour augmenter l’or ; pour faire de l’or ; pour fabriquer l’or ; pour colorer (le cuivre) en or ; faire de l’or à l’épreuve ; rendre l’or plus pesant ; doublement de l’or ».
Ces recettes sont remplies de mots grecs qui en trahissent l’origine.
Dans la plupart, il s’agit simplement de fabriquer de l’or à bas titre, par exemple en préparant un alliage d’or et d’argent, teinté au moyen de cuivre. Mais l’orfèvre cherchait à le faire passer pour de l’or pur.
Cette fraude est d’ailleurs fréquente, même de notre temps, dans les pays où la surveillance est imparfaite. Notre or, dit au 4e titre, prête surtout à des fraudes dangereuses, non seulement à cause de la dose considérable de cuivre qu’il renferme, mais parce que chaque gramme de ce cuivre occupe un volume plus que double de celui de l’or qu’il remplace.
Les bijoux d’or à ce titre fournissent donc double profit au fraudeur, parce que l’objet est plus pauvre en or et parce que pour un même poids, il occupe un volume bien plus considérable : ce sont là les profits de l’orfèvre.
Ces fabrications d’alliages compliqués, qu’on faisait passer pour de l’or pur, étaient rendues plus faciles par l’intermédiaire du mercure et des sulfures d’arsenic, lesquels se trouvent continuellement indiqués dans les recettes des alchimistes grecs, aussi bien que dans la « Clé de la peinture« .
Il a existé ainsi toute une chimie spéciale, abandonnée aujourd’hui, mais qui jouait un grand rôle dans les pratiques et dans les prétentions des alchimistes. De notre temps même, un inventeur a pris un brevet pour un alliage de cuivre et d’antimoine, renfermant six centièmes du dernier métal, et qui offre la plupart des propriétés apparentes de l’or et se travaille à peu près de la même manière.
L’or alchimique appartenait à une famille d’alliages analogues. Ceux qui le fabriquaient s’imaginaient d’ailleurs que certains agents jouaient le rôle de ferments, pour multiplier l’or et l’argent. Avant de tromper les autres, ils se faisaient illusion à eux-mêmes. Or, ces idées, cette illusion, se rencontrent également chez les Grecs et dans la « Clé de la peinture« .
Parfois l’artisan se bornait à l’emploi d’une cémentation, ou action superficielle, qui teignait en or la surface de l’argent, ou en argent la surface du cuivre, sans modifier ces métaux dans leur épaisseur. C’est ce que les orfèvres appellent encore de notre temps « donner la couleur ».
Ils se bornaient même à appliquer à la surface du métal un vernis couleur d’or, préparé avec la bile des animaux, ou bien avec certaines résines, comme on le fait aussi de nos jours. De ces colorations, le praticien, guidé par une analogie mystique, a passé à l’idée de la transmutation ; chez le pseudo-Démocrite, aussi bien que dans la « Clé de la peinture« ….
La coïncidence des textes prouve donc qu’il existait des cahiers de recettes secrètes d’orfèvrerie, transmis de main en main par les gens du métier, depuis l’Égypte jusqu’à l’Occident latin, lesquels ont subsisté pendant le Moyen Âge, et dont la « Clé de la peinture » nous a transmis un exemplaire…
L’ensemble de ces faits mérite d’attirer notre attention, au point de vue de la suite et de la renaissance des traditions scientifiques. En effet, c’est par la pratique que les sciences débutent ; il s’agit d’abord de satisfaire aux nécessités de la vie et aux besoins artistiques, qui s’éveillent de si bonne heure dans les races civilisables.
Mais cette pratique même suscite aussitôt des idées plus générales, lesquelles ont apparu d’abord dans l’humanité sous la forme mystique. Chez les Égyptiens et les Babyloniens, les mêmes personnages étaient à la fois prêtres et savants. Aussi les premières industries chimiques ont-elles été exercées d’abord autour des temples ; le Livre du Sanctuaire, le Livre d’Hermès, le Livre de Chymes, toutes dénominations synonymes, chez les alchimistes gréco-égyptiens, représentent les premiers manuels de ces industries.
Ce sont les Grecs, comme dans toutes les autres branches scientifiques, qui ont donné à ces traités une rédaction dégagée des vieilles formes hiératiques, et qui ont essayé d’en tirer une théorie rationnelle, capable à son tour, par une action réciproque, de devancer la pratique et de lui servir de guide.
Le nom de Démocrite, à tort ou à raison, est resté attaché à ces premiers essais ; ceux de Platon et d’Aristote ont aussi présidé aux tentatives de conceptions rationnelles. Mais la science chimique des Gréco-Egyptiens ne s’est jamais débarrassée, ni des erreurs relatives à la transmutation, — erreurs entretenues par la théorie de la matière première, — ni des formules religieuses et magiques, liées autrefois en Orient à toute opération industrielle.
Cependant, la culture scientifique proprement dite ayant péri en Occident avec la civilisation romaine, les besoins de la vie ont maintenu la pratique impérissable des ateliers avec les progrès acquis au temps des Grecs ; et les arts chimiques ont subsisté ; tandis que les théories, trop subtiles ou trop fortes pour les esprits d’alors, tendaient à disparaître, ou plutôt à faire retour aux anciennes superstitions.
Dans la « Clé de la peinture« , comme dans les papyrus égyptiens et dans les textes de Zozime, il est fait mention des prières que l’on doit réciter au moment des opérations, et c’est par là que l’alchimie est restée intimement liée avec la magie, au Moyen Âge, aussi bien que dans l’antiquité. Mais quand la civilisation a commencé à reparaître pendant le Moyen Âge latin, vers le XIII siècle, au sein d’une organisation nouvelle, nos races se sont reprises de nouveau au goût des idées générales, et celles-ci, dans l’ordre de la chimie, ont été ramenées par les pratiques, ou plutôt, elles ont trouvé leur appui dans les problèmes permanents soulevés par celles-ci.
C’est ainsi que les théories alchimiques se sont réveillées, soudain, avec une vigueur et un développement nouveaux, et leur évolution progressive, en même temps qu’elle perfectionnait sans cesse l’industrie, a éliminé peu à peu les chimères et les superstitions d’autrefois. Voilà comment a été constituée en dernier lieu notre chimie moderne, science rationnelle établie sur les fondements purement expérimentaux.
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Ainsi, la science est née à ses débuts des pratiques industrielles ; elle a concouru à leur développement pendant le règne de la civilisation antique : quand la science a sombré avec la civilisation, la pratique a subsisté et elle fournit à la science un terrain solide, sur lequel celle-ci a pu se développer de nouveau, quand les temps et les esprits sont redevenus favorables. La connexion historique de la science et de la pratique, dans l’histoire des civilisations, est ainsi manifeste : il y a là une loi générale du développement de l’esprit humain.
Source : Histoire du Moyen âge – 395 à 1270 – Charles-Victor Langlois – 1901