M. Guizot disait : « Dans le sixième et au commencement du septième siècle, les relations des papes avec les rois francs furent fréquentes…
Mais dans le cours du septième siècle, par une multitude de causes assez complexes, cette intervention cessa presque entièrement… On ne trouve, de Grégoire le Grand à Grégoire II (de l’an 604 à l’an 715), à peu près aucune lettre, aucun document qui prouve quelque correspondance entre les maîtres de la Gaule franque et la papauté.
Le prodigieux désordre qui régnait alors dans la Gaule, l’instabilité de tous les royaumes, de tous les rois, y contribuèrent sans doute : personne n’avait le temps ni la pensée de contracter ou de suivre des relations aussi lointaines; toutes choses se décidaient brusquement, sur les lieux, par des motifs directs et prochains.
Au-delà des Alpes régnait à peu près le même désordre : les Lombards envahissaient l’Italie, menaçaient Rome; un danger personnel et fréquent retenait dans le cercle de ses intérêts propres l’attention de la papauté. D’ailleurs, la composition de l’épiscopat des Gaules n’était plus la même; beaucoup de Barbares y étaient entrés, étrangers à tous les souvenirs, à toutes les habitudes qui avaient longtemps lié les évêques gaulois à celui de Rome. Toutes ces circonstances concoururent à rendre nulles les relations religieuses de Rome et de la Gaule. »
Observations. — Les rapports du pape et des Gallo-Francs, au septième siècle, semblent avoir été moins nombreux que dans les âges précédents, soit pour quelques unes des raisons exposées par M. Guizot, soit aussi parce que beaucoup d’anciennes difficultés de doctrine et de discipline étaient résolues et que les empiétements sans fin de certains métropolitains avaient cessé, soit enfin parce qu’il y aurait eu perte de documents.
Mais, quoique moins multipliés, ces rapports furent nombreux encore. M. Guizot, n’ayant point retrouvé de correspondance épistolaire entre les papes et nos rois, en a conclu que l’église de Rome et celle de la Gaule songeaient assez peu l’une à l’autre. Mais s’il n’y avait entre Rome et les rois francs que de trop rares relations, n’y en avait-il pas de fréquentes entre Rome et les évêques, et ne fallait-il pas chercher surtout dans les témoignages qui nous en restent ce que le septième siècle pensait de la papauté?
Cette méprise de M. Guizot, qui croit voir s’éteindre les relations de Rome avec la Gaule quand elles semblent s’interrompre entre le pape et la cour franque, ne laisse pas d’être très-précieuse à un certain point de vue; elle confirme une chose dont je suis, d’ailleurs, parfaitement convaincu, c’est que l’historien de la civilisation n’a pas lu les documents ecclésiastiques relatifs aux temps et aux institutions dont il s’est occupé, et qu’il n’en connaît que ce qui s’est rencontré mêlé par hasard à quelques fragments littéraires ou aux pièces politiques de l’époque.
L’involontaire aveu de l’auteur me paraît ici des plus formels; je vais tâcher de réparer son oubli.
608 à 649. — Dans un chapitre relatif à saint Colomban, fondateur du célèbre monastère de Luxeuil, j’ai longuement exposé la profession de foi de cet éloquent personnage sur le rang hiérarchique et le pouvoir des papes dans l’Église. Je me bornerai ici à un mot de lui :
« Vous êtes le prince des chefs, dit-il au pape Boniface; vous êtes presque céleste, et Rome est la tête des églises. »
Si l’on réfléchit que de l’école de saint Colomban, de ce panégyriste enthousiaste de la papauté, sortirent en foule et des évêques et des fondateurs de couvents, on doit comprendre que la notion de la prééminence romaine ne dut pas se perdre, quelle que soit la lacune offerte maintenant sur ce point par l’histoire de la première moitié du septième siècle.
Une autre preuve encore qu’à cette époque il y a eu plutôt perte de documents que vide réel, c’est que des vicaires apostoliques étaient toujours nommés en Gaule, quoique les épîtres pontificales relatives à ces nominations aient disparu. C’était l’époque où l’Église se disposait à combattre le monothélisme. Le pape Martin Ier réunit contre cette erreur un concile dont il envoya en Gaule les décrets.
« Que votre Fraternité, écrivait-il à saint Amand de Maëstricht, s’efforce de faire connaître ces pièces à tout le monde, pour que tous détestent avec nous cette hérésie abominable et qu’on puisse apprendre la doctrine sacrée du salut. De plus, qu’un synode de tous nos frères et coévêques de ces régions se réunisse, selon la teneur de l’encyclique que nous avons envoyée.
On y rédigera un écrit qu’on nous adressera avec vos souscriptions confirmant et approuvant ce que nous avons statué en faveur de la foi orthodoxe, et pour la destruction de la folie des hérétiques apparus depuis peu.
Avertissez aussi très-soigneusement et priez notre fils Sigebert, roi des Francs, de nous envoyer du corps de nos frères des évêques bien-aimés qui puissent, avec la grâce de Dieu, être légats du siège apostolique, et porter sans crainte à notre très-clément prince (l’empereur de Constantinople) les actes de notre concile, avec vos souscriptions synodales. »
On le voit assez, dans l’intervalle qui sépare Grégoire le Grand de Martin Ier, la papauté n’a pas désappris l’art de noblement commander. Ce que voulait le pape s’exécuta sans doute en Austrasie, sous Sigebert, aussi ponctuellement qu’il fut suivi, sous Clovis II, en Neustrie, où le Saint-Siège avait également fait parvenir « son ordre et sa prière » de se lever contre le monothélisme.
L’épître du pape Martin à saint Amand nous apprend que le roi d’Austrasîe avait précédemment écrit à Rome : premier document qui prouve quelque correspondance entre les maîtres de la Gaule franque et la papauté.
650. — Dagobert Ier, son fils Sigebert III et saint Amand sollicitent, pour le monastère d’Elnon, un privilège que le Saint-Siège leur accorde. « Au nom de notre Seigneur Jésus-Christ et par l’autorité du bienheureux Pierre, prince des apôtres , à la place duquel nous présidons à cette église romaine, par l’autorité de Dieu, nous défendons à tout évêque d’oser à l’avenir, de quelque manière et sous quelque prétexte que ce soit, diminuer les revenus de ce monastère, y entrer, y tenir des assemblées et y faire autre chose. Nous ordonnons que cette page écrite de notre main soit perpétuellement respectée par tous les évêques comme une règle invariable. »
M. Guizot a fait quelque part, sur les privilèges concédés aux monastères, une remarque très-utile à rappeler. « Ces petites associations (monastiques), dit-il,… voici comment, dès le septième siècle, elles étaient traitées… Les monastères subissaient à cette époque, de la part des évêques, une odieuse tyrannie… Ils furent obligés de recourir à une garantie supérieure, ils invoquèrent celle du roi…
L’oppression et la dilapidation des monastères allaient toujours croissant, les moines cherchèrent un nouveau protecteur; ils s’adressèrent au pape. Le pouvoir de la papauté s’était affermi et étendu; elle saisissait volontiers les occasions de l’étendre encore ; elle intervint comme la royauté était intervenue, dans les mêmes limites, au moins pendant longtemps, sans porter atteinte à la juridiction spirituelle des évêques, sans leur retrancher aucun droit, uniquement pour réprimer leurs violences sur les biens, les personnes, et pour maintenir les règles monastiques. Les privilèges accordés par les papes à certains monastères de la Gaule franque, jusqu’au commencement du huitième siècle, ne vont pas plus loin; ils ne les dégagent point de la juridiction épiscopale pour les transférer sous la juridiction papale. »
Ces remarques, tirées de la leçon xv de M. Guizot, sont fort exactes, et c’est pour cela qu’elles m’aideront à rectifier la xixc leçon du même écrivain. En effet, l’action de Rome n’était donc pas annulée en Gaule au septième siècle, comme le prétend M. Guizot, puisque, d’après lui-même, elle s’y montrait alors investie d’un pouvoir affermi et étendu ; ce pouvoir n’était donc pas seulement du crédit, de l’influence, de l’ascendant, puisqu’il lui appartenait de réprimer les violences épiscopales sur les biens et sur les personnes, et de maintenir les règles des couvents.
650. — Toujours vers cette même date, l’évêque de Maëstricht, saint Amand, désira se démettre de sa haute mais stérile fonction pour reprendre la vie de missionnaire. Il sollicita l’autorisation du pape Martin, qui la refusa ; puis, ne désespérant pas du succès de sa demande, il se rendit à Rome, où son projet fut enfin autorisé. Mais pourquoi cette persistance à obtenir l’assentiment du pape? Son biographe répond à cela :
« C’est qu’il craignait que quelque esprit haineux ne l’accusât de présomption, s’il évangélisait le Christ aux nations sans le consentement du vicaire du Christ. »
603. — Saint Emméram, né à Poitiers, avait aussi abdiqué l’épiscopat pour aller évangéliser les Barbares. Il s’était fixé en Bavière, sous le duc Théodon. Après trois années de travaux apostoliques, il se rendait à Rome, quand la fille de Théodon, Otta, séduite par un jeune homme nommé Sigiswald, se donna calomnieusement pour complice le saint pèlerin. On la crut. Lantbert, frère de la coupable Otta, poursuivit Emméram, qui dit en vain à son meurtrier :
« J’ai promis d’aller à Rome visiter en suppliant le seuil de saint Pierre, prince des apôtres, sur l’évangélique autorité duquel on sait qu’est fondée l’Église qui, dans tout l’univers, personne n’en doute, reconnaît pour censeur celui qui, par la volonté de Dieu, a succédé à l’honneur de saint Pierre. Cet apostolique et très-saint homme possède dans la hiérarchie des ordres sacrés la primatie. Envoyez donc quelque personnage prudent qui se présentera avec moi devant un si grand pontife pour m’accuser. »
658. — « Il se tint à Nantes, selon Frodoard, un concile par l’ordre du pontife romain. » On n’en connaît plus les décisions.
662. — Jusqu’à cette année, les papes eurent en Gaule des vicaires. On ignore les noms des évêques qui obtinrent cet honneur, et l’on ne possède pas non plus les décrets pontificaux qui les désignèrent. Voici toutefois par quel moyen on est assuré de l’existence de ce vicariat apostolique jusque par-delà la moitié du septième siècle.
Saint Boniface, missionnaire en Germanie, écrivit, l’an 742, au pape Zacharie, que depuis environ quatre-vingts ans, c’est-à-dire depuis l’an 662, l’on n’avait eu chez les Francs ni concile ni archevêque. Comme l’ont remarqué les érudits, ce n’était ni d’un simple concile provincial, ni simplement d’un métropolitain que saint Boniface avait parlé, puisque, pendant la période dont il s’agit, on avait vu des métropolitains et des conciles provinciaux en Gaule.
Les conciles qu’on regrettait étaient donc des conciles nationaux, et les archevêques qu’on n’avait plus aperçus, c’étaient nécessairement les vicaires du pape.
« Il était encore rare qu’on donnât le nom d’archevêque aux simples métropolitains. »
La Gaule posséda donc au moins pendant les soixante premières années du septième siècle, jusqu’en 662, des représentants spéciaux de Rome. Il ne nous reste plus rien, avons-nous dit, des épîtres nombreuses que durent provoquer ces vicariats; combien d’autres, sur vingt sujets différents, ont sans doute également péri !
673 — Le monastère de Saint-Martin, à Tours, avait reçu de Crotbert, évêque de cette ville, des privilèges extraordinaires. Un grand nombre d’évêques avaient signé l’acte de concession; cependant, l’évêque Egiric ne laissa pas de se rendre à Rome pour faire appuyer tout cela de l’autorisation du pape Adéodat.
647 — Saint Ouen, « après avoir bien fondé son église de Rouen dans la foi, après l’avoir bien arrosée des flots de la saine doctrine, après avoir élevé de si nombreux monastères et avoir vu dans le repos le royaume entier de France, résolut enfin d’aller à Rome, capitale du monde et de la religion chrétienne, que les princes des apôtres ornent de leurs corps. »
Le pèlerinage de Rome était extrêmement fréquent au septième siècle. Un autre usage de cette époque, c’était de dédier les églises sous le vocable de saint Pierre. « On a pu remarquer, dit Longueval à la date de 646, que la plupart des monastères de ce temps-là choisissaient saint Pierre pour patron ; nous en verrons dans la suite bien d’autres exemples. C’est une nouvelle preuve du respect et du rattachement de nos ancêtres pour le Saint-Siège. »
675 — L’empereur Constantin Pogonat, désirant la tenue d’un concile œcuménique contre le monothélisme, avertit le pape d’envoyer à Constantinople les députés de son concile, c’est-à-dire de son patriarcat d’Occident. La réponse du pape Agathon et celle du synode romain à l’empereur nous apprennent que l’avis avait été transmis en Gaule et dans la Grande-Bretagne, pour que des légats chargés de se concerter avec le souverain pontife se rendissent à Rome. Parmi les souscriptions de ces divers représentants du patriarcat occidental venus à Rome, nous reconnaissons les noms de trois Gallo-Romains : Félix d’Arles, Adéodat de Toul et Taurin de Toulon ; les deux premiers étaient évêques et le troisième diacre.
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676 — Aiglibert ou Engilbert, évêque du Mans, favori et archichapelain du roi Thierry III, reçut de Rome le pallium avec le titre d’archevêque, c’est-à-dire avec la préséance et la primauté entre les évêques de la province de Tours.
677 — Le duc des Francs, Pépin, se réjouissant des succès de Willibrord chez les Frisons, songea très-prudemment, afin de les augmenter encore, à envoyer Willibrord à Rome pour qu’il obtînt du seigneur apostolique Sergius, très-saint personnage qui vivait alors, l’honneur du souverain sacerdoce, pensant qu’après avoir reçu la bénédiction et le commandement apostoliques, il reviendrait fortifié, pour l’œuvre de l’Évangile, d’une plus grande confiance, étant envoyé par le pape.
À la fin de ce septième siècle, on peut déclarer :
1° que le principe de la prééminence du Saint-Siège fut aussi vivant alors qu’avant ou après ;
2° que, dans les rapports de Rome avec la Gaule, il y a une lacune non pas aussi longue que l’affirme M. Guizot, mais seulement d’une quarantaine d’années ;
3° que cette lacune, en grande partie, vient sans nul doute de la perte des documents, de ceux au moins qui étaient relatifs aux vicariats apostoliques.
Source : Défense de l’Eglise – Abbé J.-M.-Sauveur Gorini – 1864