Pour bien entendre ceci, il faut savoir que, quand une âme s’est donnée à Dieu, il lui inspire d’abord la plus grande confiance en lui, la plus grande foi à ses paroles et à ses promesses, le plus grand abandon à sa conduite.
Ensuite, il se plaît à exercer cette confiance par toutes sortes de voies, à agir d’une manière contraire en apparence à ce qu’il dit et promet, à abandonner en quelque sorte ceux qui s’abandonnent à lui ; à les mettre dans un état d’obscurité, de nudité, de renversement si étrange, qu’ils ne savent plus où ils en sont, et qu’ils croient pour ainsi dire que Dieu a juré leur perte.
Cependant, ces âmes persévèrent dans le service de Dieu ; elles ne se relâchent en rien, elles sacrifient successivement leurs plus chers intérêts ; elles espèrent dans l’intimité de leur cœur contre l’espérance même, comme dit Saint Paul, c’est-à-dire contre toute raison d’espérer ; et par là elles glorifient extrêmement Dieu, et amassent un trésor inestimable de mérites.
Toute l’Histoire sainte, tant de l’Ancien que du Nouveau Testament, est pleine d’exemples de cette conduite de Dieu ; avec cette différence que, dans l’ancienne loi, l’objet des promesses divines était temporel et figuratif, au lieu que, dans la loi nouvelle, les promesses divines ont un objet spirituel et tout dirigé vers le salut et la perfection des âmes.
Je ne citerai qu’un seul trait, celui du patriarche Joseph. Dieu lui montre en songe, dans sa jeunesse, sa grandeur future, et les hommages que devaient lui rendre son père et ses frères. Mais par quelle voie parvient-il à cette grandeur ? Par une voie tout opposée en apparence, et qui semblait devoir aboutir à sa perte.
Ses frères, envieux, délibèrent de le tuer ; ils le jettent dans une citerne sèche, pour l’y laisser mourir de faim ; ils l’en retirent et le vendent à des Ismaélites. Devenu esclave en Égypte, il est calomnié par sa maîtresse, et mis en prison. Il est délaissé par celui dont il avait prédit la délivrance. Enfin, Dieu envoie à Pharaon deux songes, dont Joseph donne l’explication, et tout à coup, il est promu à la première dignité de l’Égypte. Ses frères tremblent devant lui et l’adorent sans le reconnaître ; il les nourrit, eux et son père ; il devient leur sauveur, et leur procure un établissement en Égypte.
Voyez par quels renversements il parvient au comble des honneurs : pendant une assez longue suite d’années, il n’échappe d’un danger que pour tomber dans un plus grand ; et, lorsqu’il se croit oublié, sans ressource au fond d’un cachot, Dieu l’en retire pour l’élever au comble des honneurs.
Qu’est-ce qui le soutint durant cette chaîne d’adversités? L’esprit de foi : il ne perdit jamais la confiance en Dieu ; il espéra toujours que Dieu accomplirait ce qu’il lui avait promis.
Il en est ainsi dans la loi de grâce des âmes que Dieu appelle à une haute perfection. Il commence pour l’ordinaire par leur dévoiler ses desseins sur elles ; il les comble d’abord de dons et de faveurs ; et, lorsqu’elles se croient le plus avant dans ses bonnes grâces, peu à peu il s’éloigne, il retire tous ses dons, il les précipite d’abîme en abîme ; et, quand il les amène à une perte totale, à un sacrifice absolu d’elles-mêmes, il les ressuscite, et, avec la vie nouvelle qu’il leur communique, il leur donne une assurance et un avant-goût de l’immortalité bienheureuse.
Cet état, qui est un assemblage de toutes sortes de croix, de souffrances corporelles, de peines intérieures, de délaissements, d’humiliations, de calomnies, de persécutions, dure des quinze et vingt ans, quelquefois davantage, selon les desseins de Dieu, et la fidélité, la générosité plus ou moins grande des âmes.
Qu’est-ce qui les soutient dans un état si long et si pénible ? L‘esprit de foi, la confiance en Dieu : elles se sont abandonnées à lui, elles ne se reprennent jamais, et ne se retirent point de sa conduite, quoiqu’il puisse leur en coûter. Dussent-elles se perdre, elles se perdront plutôt que de manquer le moins du monde à ce qu’elles doivent à Dieu.
Elles ne voient rien, elles ne sentent rien, elles ne goûtent rien. Si elles prient, il leur paraît que leurs prières sont rejetées ; si elles communient, elles croient faire autant de sacrilèges ; elles ne sentent plus aucune confiance dans leur directeur ; elles pensent qu’il les égare ; et cependant elles continuent de prier, de communier, d’obéir. Nulle ressource au dedans, nul témoignage de la conscience ; elles se voient tout investies de péchés ; le glaive de la justice de Dieu est comme suspendu sur leurs têtes ; il leur semble à chaque moment qu’elle va les abîmer et les précipiter dans l’enfer.
Au dehors, nulle consolation, nul soutien de la part des hommes ; au contraire, on les censure, on les condamne, on les accable de calomnies et de persécutions.
Au milieu de tout cela, affermies par l’esprit de foi, elles demeurent inébranlables ; elles vivent, mais d’une vie dont le principe leur est inconnu ; elles conservent une paix inaltérable, mais qu’elles ne sentent point, sinon par petits intervalles, et sur laquelle elles ne réfléchissent point, parce que Dieu ne leur permet pas de se regarder ni de faire attention à ce qui se passe en elles.
Elles vivent ainsi, suspendues, pour ainsi dire, entre le ciel et la terre, n’ayant sur terre rien qui les attache, et ne recevant du ciel rien qui les console. Mais, parfaitement abandonnées au bon plaisir de Dieu, elles attendent en paix ce qu’il lui plaira ordonner de leur sort.
Quel prodige de foi, de confiance et d’abandon ! il n’est connu que de vous, ô mon Dieu ! L’âme en qui habite cette foi, l’âme qui vit de cette foi n’en sait rien ; et il est essentiel qu’elle l’ignore, sans quoi son abandon ne serait pas parfait. Voilà, sans contredit, l’état le plus glorieux à Dieu, et qui est tel, qu’une seule âme de cette sorte le glorifie plus que toutes les autres âmes qui sont saintes de la sainteté commune.
Aussi le démon, l’ennemi de la gloire de Dieu, n’a-t-il rien oublié pour décrier cet état ; il en est le plus ardent et le plus terrible persécuteur. Il suscite contre lui des hommes ou ignorants, ou de mauvaise foi, ou d’un esprit superbe, ou prévenus de leur fausse science, qui le représentent sous les plus affreuses couleurs, qui le confondent avec le quiétisme, qui lui donnent les noms odieux d’hypocrisie, d’indifférence criminelle pour le salut, de libertinage raffiné, ou du moins qui le traitent de folie et d’extravagance d’un cerveau échauffé.
Telle est la peinture qu’ils en font aux bonnes âmes pour les en détourner, aussi bien que de l’oraison, qui en est la porte ; ils leur inspirent de l’éloignement et de l’horreur pour les personnes qui sont dans cet état, pour les livres spirituels qui en traitent, pour les directeurs qui sont propres à y conduire.
Dieu permet que ceux mêmes qui sont à la tête de son Église se préviennent, et que, sur de faux rapports, sans se donner le temps d’examiner les choses, ils condamnent, sans le savoir, les personnes les plus saintes et les œuvres de Dieu les plus merveilleuses.
Dieu le permet ainsi pour mettre ses favoris aux dernières épreuves, pour confondre les vains efforts de ses ennemis et pour en tirer sa plus grande gloire. Après ce qui est arrivé à Jésus-Christ de la part de la synagogue, il n’est plus rien en ce genre qui doive surprendre. Et, après ce qui est arrivé à la synagogue pour avoir condamné Jésus-Christ, il n’est rien à quoi ne doivent s’attendre ceux qui le condamnent de nouveau dans la personne de ses serviteurs.
Au milieu de toutes les tempêtes que le démon excite, conservons l’esprit de foi ; augmentons-le en nous par les mêmes moyens qu’on emploie pour le détruire. Celui que nous servons est le Tout-Puissant, le vrai, le fidèle. Le ciel et la terre passeront plutôt qu’on risque quelque chose à s’abandonner à lui ; il éprouve notre amour, et cela est juste : qu’est-ce qu’un amour qui n’est pas éprouvé ? Il pousse les épreuves à toute extrémité, parce qu’il est Dieu, et qu’il n’est point d’amour si extrême qu’il ne mérite.
Heureuse mille fois l’âme que Dieu exerce ainsi, et qu’il met à même de lui témoigner le plus grand amour qu’il puisse attendre de sa créature ! N’est-il pas juste qu’il y ait pour Dieu un genre d’amour qui aille plus loin que les excès de la passion la plus violente ?
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La plus grande faveur qu’il puisse faire ici-bas à une âme est de lui inspirer le désir efficace de l’aimer de la sorte. Cet amour, plus fort que la mort, plus dur que l’enfer, est à lui-même son motif et sa récompense ; il se nourrit de sa propre flamme. Dieu l’allume, Dieu l’entretient, Dieu le couronne après la consommation de la victime.
Source : Manuel des âmes intérieures – Père Grou de la compagnie de Jésus – 1885