Avant d’expliquer la nature du Hasard, il faut faire comprendre ce que l’École a appelé l’accident, par opposition à ce qui est de soi.
C’est là, croyons-nous, une des plus belles analyses du Stagirite, une de ses distinctions les plus pénétrantes, dont il se sert comme d’une lame à deux tranchants pour ouvrir et disséquer les sophismes qui équivoquent sur « l’accident« , confondant l’accident avec l’essence, l’exception avec la règle, et qui tentent d’expliquer par une série d’accidents heureux l’ordre essentiel de la nature.
Commençons, suivant la méthode aristotélique, par donner des exemples concrets, pour mieux dégager l’idée abstraite. Et comme l’accident peut se produire soit dans la cause, soit dans l’effet, soit dans la rencontre des causes ou des effets, donnons trois groupes d’exemples.
Premier cas.
Si un musicien, un joueur de flûte, pour prendre l’exemple d’Aristote, vient à construire une maison, on pourra bien dire que la maison a pour auteur un musicien, quoique ce soit par son art d’architecte, et non par celui de joueur de flûte, qu’il l’ait construite. Le musicien ne sera donc ici qu’une cause accidentelle, qui ne mérite même pas le nom de cause, car il n’est cause que d’une manière très indirecte, tandis que l’architecte est la vraie cause, la cause directe.
Deuxième cas.
L’effet, à son tour, est dit accidentel, lorsqu’il n’a pas été prévu par l’agent, ou qu’ayant été prévu, il n’a été voulu ni comme moyen, ni comme fin, mais seulement permis comme un effet indirect. Dans les deux cas, cet effet est hors de l’intention de l’agent, et sans aucune influence sur son action. Ainsi le mineur qui fait voler en éclats la roche de la montagne où il perce un tunnel, ne s’inquiète ni du nombre ni de la figure des débris qu’il va produire : ce sont des effets indirects et accidentels. Le général qui fait bombarder une ville assiégée, prévoit que des innocents, femmes ou enfants, pourront périr : mais ce n’est encore là qu’un effet indirect, qu’il ne veut ni comme
fin, ni comme moyen : leur mort sera donc accidentelle.
« Celui qui construit une maison, dit encore Aristote.. N’est pas cause de tout ce qui peut advenir accidentellement à cette maison, une fois construite, car ces accidents sont indéfinis. Rien n’empêche qu’une fois construite, elle ne soit agréable à ceux-ci, à ceux-là nuisible, à d’autres utile, et ainsi du reste. »
Tous ces effets sont indirects et accidentels ; on ne les peut imputer à l’architecte.
Troisième cas.
La rencontre des causes ou celle des effets peut être aussi accidentelle, c’est-à-dire ni prévue, ni voulue comme fin ou comme moyen. Ainsi, si un fossoyeur, en creusant une tombe, rencontre un trésor, ce n’est pas là un effet naturel de son travail, mais une simple coïncidence avec le dépôt fait par un autre individu en ce même endroit.
Si un villageois, allant à la ville, y rencontre un ami qui y était aussi de passage, c’est encore une coïncidence de deux effets produits, sans le vouloir, par deux agents différents. On dit alors que c’est un hasard, heureux ou malheureux ; s’il est heureux, on l’appellera souvent une bonne fortune, un heureux sort ; et c’est spécialement à ce troisième cas que les mots de hasard et de fortune sont consacrés par l’usage.
Cependant, on pourrait aussi les appliquer aux deux premiers cas, et dire que l’architecte est par hasard un musicien, et que les effets du coup de mine ont produit par hasard des fragments de telle figure ou de tel nombre.
Dans les trois cas, en effet, nous retrouvons la notion de l’être accidentel. Il est étranger et comme surajouté à la causalité, et par là nettement opposé à l’être essentiel qui est de soi.
Dans les trois cas, nous constatons en même temps le peu de réalité de cet être. En effet, la cause accidentelle n’a aucun rôle causal ; elle n’est cause de rien. L’effet accidentel ou indirect, pour être produit, n’a besoin d’aucune cause spéciale, ni de cause motrice, ni de cause finale. De même pour leur rencontre accidentelle, qui reste en dehors de toute finalisation. Les effets se rencontrent, sans se causer mutuellement.
Or un tel être qui n’est cause de rien et ne peut rien causer ; qui n’est lui-même causé par aucune cause directe et spéciale, et n’est le produit d’aucune intention, puisqu’il est toujours praeter intentionem ; un tel être, dis-je, qui reste en dehors de la causalité, est si voisin du non-être, qu’il vaut mieux, à la suite d’Aristote, l’appeler plutôt une apparence d’être et un nom sans réalité.
En conséquence, ce non-être, cette pseudo-cause, sera banni par Aristote du domaine de la science, qui a l’être pour objet, et, pour but, la recherche des causes de l’être.
« Aucune science, dit-il, ne s’occupe de lui, il ne ressort ni de la pratique, ni de l’art, ni de la spéculation. Par exemple, si pendant qu’on marche, il paraît un éclair, c’est un accident, car ce n’est pas en vertu de la marche qu’a brillé l’éclair, et nous disons qu’il y a seulement coïncidence. »
Le savant, qui a déjà cherché la nature et les causes de l’éclair et de la marche, n’a donc pas à attribuer cette coïncidence à une troisième cause, distincte des deux autres, la marche et l’éclair, ni à rechercher sa cause finale ou l’intention qui l’aurait produite, car, par définition, il n’y en a aucune.
« Au contraire, si quelqu’un s’étrangle et meurt de strangulation, la mort suit de soi, et ce n’est pas par une simple coïncidence ou par accident qu’un pendu cesse de vivre. »
Le savant recherchera donc en détail les causes qui ont produit la mort. Telle est la pensée d’Aristote.
Saint Thomas fera sienne la même théorie, mais la complétera et la rendra encore plus profonde. Écoutons ses développements :
« Tout ce qui existe de soi, dit-il, a une cause, mais ce qui n’existe que par accident n’en a point, parce que l’accident n’est véritablement pas un être, puisqu’il n’est pas véritablement un. Ainsi la blancheur a une cause, de même que le musicien, mais un musicien blanc n’a pas de cause, parce que ce n’est pas là un être véritable, une chose qui soit réellement une… ; d’où il résulte que cette rencontre, n’étant qu’accidentelle, n’a pas de cause proprement dite. »
Un peu plus loin, le Saint Docteur développe la même idée :
« Ce qui existe par accident n’est pas à proprement parler un être et n’a pas d’unité. Or, tout ce que produit la nature a pour terme quelque chose qui est un. Il est donc impossible que ce qui existe par accident soit, par lui-même, l’effet d’un principe naturel agissant. Ainsi la nature ne peut jamais faire, par elle-même, qu’en cherchant à creuser un tombeau, on trouve un trésor. »
Jusqu’ici Saint Thomas n’a guère fait que paraphraser Aristote, mais voici où le coup d’œil de son génie s’élève. Si la nature est impuissante à nous donner la raison dernière des événements de hasard, ne peut-on pas chercher plus haut cette raison ? car il semble bien qu’un fait, même accidentel, n’en est pas moins un fait, et n’en exige pas moins une cause. Écoutons sa réponse à cette nouvelle question.
« C’est pourquoi, dit-il, on doit reconnaître que ce qui arrive ici-bas par accident, soit dans la nature, soit dans l’humanité, se rapporte à une cause supérieure, qui a tout réglé à l’avance, et qui n’est rien moins que la Providence divine. Car rien n’empêche que ce qui existe par accident n’ait aussi son unité dans l’intelligence ; autrement l’esprit ne pourrait formuler cette proposition : celui qui creusait un tombeau a trouvé un trésor. Puisque l’intelligence peut saisir cette proposition, elle peut aussi la réaliser… Par conséquent, rien n’empêche que ce qui arrive ici-bas par accident, et que nous considérons comme fortuit et de hasard, ne puisse se rapporter à une cause ordonnatrice qui agit par l’intelligence, surtout par l’intelligence divine. »
Une comparaison le fera encore mieux comprendre :
« Il arrive quelquefois, ajoute le même Saint Docteur, qu’une chose qui paraît fortuite, par rapport aux causes inférieures, a cependant été voulue directement par une cause supérieure. C’est ainsi que quand deux serviteurs du même maître sont envoyés par lui au même lieu, sans qu’ils le sachent, leur rencontre leur semble l’effet du hasard, parce qu’ils ne songeaient pas à se rencontrer, mais, à l’égard du maître, elle n’a rien de fortuit, puisqu’il l’a directement voulue. »
Le lecteur a remarqué avec quelle réserve Saint Thomas formule cette hypothèse d’ailleurs si ingénieuse :
« Rien n’empêche x, dit-il, »
Que bien des événements, qui au premier abord nous semblent fortuits, ne soient en réalité l’effet d’une volonté spéciale de cette Providence divine qui a tout prévu. Assurément rien ne l’empêche, et lorsque nous aurons démontré l’existence de Dieu et de sa Providence, on le verra encore plus clairement.
Mais il faut éviter ici une grave exagération, et voir le « doigt de Dieu » partout, sous prétexte qu’il peut être quelque part ; et pour cela, il faut bien comprendre le rôle de cette cause ordonnatrice. Son intelligence a prévu tous les événements futurs ou futuribles, même les événements accidentels ; nous l’accordons.
Mais cette vision infinie des choses ne change pas leur nature : elle voit comme naturels les événements qui seront naturels, et comme accidentels ceux qui seront accidentels, de même qu’elle voit comme libres les actes libres de la volonté humaine.
Non seulement Dieu les voit, mais il les veut comme tels. Il veut donc qu’il y ait de l’accidentel et du hasard dans la nature, c’est-à-dire des choses qui ne sont voulues ni comme fin, ni comme moyen, mais simplement permises par lui, comme des effets indirects, ne concourant qu’indirectement à la beauté de son plan général.
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Et c’est ainsi que le hasard, sans changer de nature, a trouvé sa place marquée à côté du contingent et du libre, dans le plan si riche et si varié de la Cause suprême. C’est Elle, c’est son « bon plaisir » qui nous donne cette raison d’être du hasard que nous n’avons pu trouver dans les lois de la nature.
Source : Théorie fondamentale de l’Acte et de la Puissance – Mgr Albert FARGES – 1909