Découvrez l’histoire fascinante de l’Inquisition à travers ses phases de développement, sa mission originelle et la complexité de son contrôle par les autorités religieuses et royales grâce à une lettre de Joseph de Maistre.
J’ai eu le plaisir de vous intéresser, et même de vous étonner, en vous parlant de l’Inquisition. Cette fameuse institution ayant été entre vous et moi le sujet de plusieurs conversations, vous avez désiré que l’écriture fixât pour votre usage, et mit dans l’ordre convenable, les différentes réflexions que je vous ai présentées sur ce sujet.
Je m’empresse de satisfaire votre désir, et je saisirai cette occasion pour recueillir et mettre sous vos yeux un certain nombre d’autorités qui ne pouvaient vous être citées dans une simple conversation. Je commence, sans autre préface, par l’histoire du tribunal.
Il me souvient de vous avoir dit en général que le monument le plus honorable pour l’Inquisition était précisément le rapport officiel en vertu duquel ce tribunal fut supprimé, en l’année 1812, par ces Cortès, de philosophique mémoire, qui, dans l’exercice passager de leur puissance absolue, n’ont su contenter qu’eux-mêmes.
Si vous considérez l’esprit de cette assemblée, et en particulier celui du comité qui porta la parole, vous conviendrez que tout aveu favorable à l’Inquisition, et parti de cette autorité, ne souffre pas de réplique raisonnable.
Quelques incrédules modernes, échos des Protestants, veulent que saint Dominique ait été l’auteur de l’Inquisition, et ils n’ont pas manqué de déclamer contre lui d’une manière furieuse. Le fait est cependant que saint Dominique n’a jamais exercé aucun acte d’inquisiteur, et que l’Inquisition, dont l’origine remonte au concile de Vérone, tenu en 1184, ne fut confiée aux Dominicains qu’en 1233, c’est-à-dire douze ans après la mort de saint Dominique.
L’hérésie des Manichéens, plus connus dans nos temps modernes sous le nom d’Albigeois, menaçant également dans le douzième siècle l’Église et l’État, on envoya des commissaires ecclésiastiques pour rechercher les coupables ; ils s’appelèrent de là inquisiteurs.
Innocent III approuva l’institution en 1204. Les Dominicains agissaient d’abord comme délégués du pape et de ses légats. L’Inquisition n’étant pour eux qu’un appendice de la prédication, ils tirèrent de leur fonction principale le nom de Frères-Prêcheurs, qui leur est resté.
Comme toutes les institutions destinées à produire de grands effets, l’Inquisition ne commença point par être ce qu’elle devint. Toutes ces sortes d’institutions s’établissent on ne sait comment. Appelées par les circonstances, l’opinion les approuve d’abord ; ensuite l’autorité, qui sent le parti qu’elle en peut tirer, les sanctionne et leur donne une forme.
C’est ce qui fait qu’il n’est pas aisé d’assigner l’époque fixe de l’Inquisition, qui eut de faibles commencements, et s’avança ensuite graduellement vers ses justes dimensions, comme tout ce qui doit durer ; mais ce qu’on peut affirmer avec une pleine assurance, c’est que l’Inquisition proprement dite ne fut établie légalement, avec son caractère et ses attributions, qu’en vertu de la bulle Ille humani generis, de Grégoire IX, adressée au provincial de Toulouse, le 24 avril de l’année susdite 1233.
Du reste, il est parfaitement prouvé que les premiers inquisiteurs, et saint Dominique surtout, n’opposèrent jamais à l’hérésie d’autres armes que la prière, la patience et l’instruction.
Vous voudrez bien, monsieur, observer ici, en passant, qu’il ne faut jamais confondre le caractère, et, s’il est permis de s’exprimer ainsi, le génie primitif d’une institution quelconque, avec les variations que les besoins ou les passions des hommes la forcent à subir dans la suite des temps. L’Inquisition est, de sa nature, bonne, douce et conservatrice : c’est le caractère universel et ineffaçable de toute institution ecclésiastique : vous le voyez à Rome et vous le verrez partout où l’Église commandera. Mais si la puissance civile, adoptant cette institution, juge à propos, pour sa propre sûreté, de la rendre plus sévère, l’Église n’en répond plus.
Vers la fin du quinzième siècle, le Judaïsme avait jeté de si profondes racines en Espagne, qu’il menaçait de suffoquer entièrement la plante nationale. Les richesses des judaïsants, leur influence, leurs alliances avec les familles les plus illustres de la monarchie, les rendaient infiniment redoutables : c’était véritablement une nation renfermée dans une autre.
Le Mahométisme augmentait prodigieusement le danger ; l’arbre avait été renversé en Espagne, mais les racines vivaient. Il s’agissait de savoir s’il y aurait encore une nation espagnole ; si le Judaïsme et l’Islamisme se partageraient ces riches provinces ; si la superstition, le despotisme et la barbarie remporteraient encore cette épouvantable victoire sur le genre humain.
Les Juifs étaient à peu près maîtres de l’Espagne ; la haine réciproque était portée à l’excès ; les Cortès demandèrent contre eux des mesures sévères. En 1391, ils se soulevèrent, et l’on en fit un grand carnage. Le danger croissant tous les jours, Ferdinand-le-Catholique n’imagina, pour sauver l’Espagne, rien de mieux que l’Inquisition. Isabelle y répugna d’abord, mais enfin son époux l’emporta, et Sixte IV expédia les bulles d’institution, en l’année 1478.
Permettez, monsieur, qu’avant d’aller plus loin, je présente à vos réflexions une observation importante : Jamais les grands maux politiques, jamais surtout les attaques violentes portées contre le corps de l’État, ne peuvent être prévenues ou repoussées que par des moyens pareillement violents. Ceci est au rang des axiomes politiques les plus incontestables. Dans tous les dangers imaginables, tout se réduit à la formule romaine : Videant consules, ne respublica detrimentum capiat (Que les consuls veillent à ce que la république ne subisse aucune perte).
Quant aux moyens, le meilleur (tout crime excepté) est celui qui réussit. Si vous pensez aux sévérités de Torquemada, sans songer à tout ce qu’elles prévinrent, vous cessez de raisonner.
Rappelons-nous donc sans cesse cette vérité fondamentale :
Que l’Inquisition fut, dans son principe, une institution demandée et établie par les rois d’Espagne, dans des circonstances difficiles et extraordinaires.
Le comité des Cortès l’avoue expressément ; il se borne à dire que les circonstances ayant changé, l’Inquisition est devenue inutile.
On s’étonne de voir les inquisiteurs accabler de questions un accusé, pour savoir s’il y avait dans sa généalogie quelque goutte de sang juif ou mahométan. Qu’importe ? ne manquera pas de dire la légèreté, qu’importe de savoir quel était l’aïeul ou le bisaïeul d’un accusé ? Il importait beaucoup alors, parce que ces deux races proscrites, ayant encore une foule de liaisons de parenté dans l’État, devaient nécessairement trembler ou faire trembler.
Il fallait donc effrayer l’imagination, en montrant sans cesse l’anathème attaché au seul soupçon de Judaïsme et de Mahométisme. C’est une grande erreur de croire que, pour se défaire d’un ennemi puissant, il suffit de l’arrêter : on n’a rien fait si on ne l’oblige de reculer.
Si l’on excepte un très petit nombre de gens instruits, il ne vous arrivera guère de parler de l’Inquisition, sans rencontrer, dans chaque tête, trois erreurs capitales plantées et comme rivées dans les esprits, au point qu’elles cèdent à peine aux démonstrations les plus évidentes.
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On croit que l’Inquisition est un tribunal purement ecclésiastique : cela est faux. On croit que les ecclésiastiques qui siègent dans ce tribunal condamnent certains accusés à la peine de mort : cela est faux. On croit qu’il les condamne pour de simples opinions : cela est faux.
Le tribunal de l’Inquisition est purement royal : c’est le roi qui désigne l’inquisiteur général, et celui-ci nomme à son tour les inquisiteurs particuliers, avec l’agrément du roi. Le règlement constitutif de ce tribunal fut publié, en l’année 1484, par le cardinal Torquemada, de concert avec le roi.
Les inquisiteurs inférieurs ne pouvaient rien faire sans l’approbation du grand inquisiteur, ni celui-ci sans le concours du conseil suprême. Ce conseil n’est point établi par une bulle du pape, de manière que la charge d’inquisiteur général venant à vaquer, les membres du tribunal procèdent seuls, non comme juges ecclésiastiques, mais comme juges royaux.
L’inquisiteur, en vertu des bulles du souverain pontife, et le roi, en vertu de sa prérogative royale, constituent l’autorité qui régit et a constamment réglé les tribunaux de l’Inquisition ; tribunaux qui sont tout à la fois ecclésiastiques et royaux, en sorte que si l’un ou l’autre des deux pouvoirs venait à se retirer, l’action du tribunal se trouverait nécessairement suspendue.
Il plaît au comité de nous présenter ces deux pouvoirs en équilibre dans les tribunaux de l’Inquisition ; mais vous sentez bien, monsieur, que personne ne peut être la dupe de ce prétendu équilibre. L’Inquisition est un instrument purement royal ; elle est tout entière dans la main du roi, et jamais elle ne peut nuire que par la faute des ministres du prince.
Si la procédure n’est pas régulière, si les preuves ne sont pas claires, les conseillers du roi, toutes les fois qu’il s’agit de peines capitales, peuvent d’un seul mot anéantir la procédure. La religion et les prêtres cessent d’être pour quelque chose dans cette affaire.
Si quelque accusé était malheureusement puni sans être coupable, ce serait la faute du roi d’Espagne, dont les lois auraient ordonné injustement la peine, ou celle de ses grands magistrats, qui l’auraient injustement infligée…
Source : Lettres a un gentilhomme russe sur l’inquisition espagnole – Joseph de Maistre – 1822