Richesse, médiocrité ou pauvreté Quel est l’idéal de la vie? L’homme, le chrétien doit-il s’appliquer au développement de la richesse comme à un progrès légitime, conforme à sa nature et même à la morale chrétienne?
Ne doit-il plutôt, en face des dangers de la richesse, se défier autant de l’abondance des biens que de la pauvreté, parce qu’elles sont toutes deux mauvaises conseillères, et rechercher comme l’idéal de sa vie la médiocrité de la fortune?
Mieux encore, le chrétien, tout entier adonné à suivre les traces de son divin Maître, ne doit-il pas renoncer aux biens terrestres, embrasser la pauvreté volontaire et mépriser toute richesse comme un sujet de tentation et de perdition?
C’est là un très grave problème, qui semblait résolu par la pratique de dix-huit siècles et qui est remis en question par des hommes animés des meilleures intentions. Une chaude polémique s’est élevée à ce sujet au Congrès franciscain de Nîmes. Les solutions proposées n’ont pas enlevé tous les suffrages. Le doute est resté dans quelques esprits. Le Révérend Père Prosper de Martigné a réveillé par une brochure récente la polémique assoupie. Il serait fâcheux cependant qu’on arrivât au prochain Congrès franciscain de Toulouse avec des théories contradictoires et une certaine amertume dans le cœur. Cette étude est un acte de bonne volonté et de dévotion franciscaine pour pacifier les esprits.
On a beaucoup parlé, au Congrès de Nîmes, des moyens à prendre pour accroître la prospérité générale et pour faire participer le peuple à la richesse, dont il est, par son travail, le principal producteur.
Le Révèrend Père Prosper de Martigné, épris de la mortification chrétienne et de la sainte pauvreté, dont François d’Assise a été l’amant passionné, a été peu édifié de ces réunions, qui semblaient oublier le ciel pour s’occuper des intérêts de la terre. «Sommes-nous bien, s’est-il dit, dans un Congrès franciscain?». Repassant dans son esprit la vie de saint François et celle du Christ, il ne rencontrait partout que l’idéal de la pauvreté. «Ne nous trompons-nous pas? pensait-il; l’Évangile n’est-il pas tout entier comme un chant lyrique en l’honneur de la pauvreté? La richesse n’y est-elle pas maudite à chaque page?».
Tout au plus, y a-t-il place, à côte de la pauvreté volontaire, pour l’idéal moins élevé d’une honnête médiocrité. Saint Paul disait aux fidèles: « Si nous avons le vivre et le vêtement, contentons-nous-en» [cf. 1Tm 6,8] ; quant à la richesse, elle est toujours haïssable, et nous avons tort d’y attacher tant d’importance dans la question du relèvement social.
Malgré tout le respect que nous avons pour le pieux religieux, et l’admiration que nous professons pour sa vertu, nous restons convaincu que le triple idéal proposé dans nos premières lignes est tout entier conforme à la volonté de Dieu et aux enseignements de l’Évangile, mais qu’il s’applique à différentes catégories de personnes, suivant leur vocation et les desseins de la Providence.
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La pauvreté volontaire est un idéal sublime. Au milieu de ce pauvre monde dégénéré, en face des tentations de la richesse, en face des offenses innombrables faites à Dieu par ceux qui abusent des richesses, le dépouillement volontaire est bien fait pour nous séduire. C’est un acte de haute prudence, parce que le salut éternel étant infiniment plus important que toutes les joies passagères, il est sage de se garer et de se séparer de tout ce qui apporte des tentations. Acte de profonde charité, protestation d’amour envers Dieu, réparation offerte à sa gloire outragée par les abus de la richesse; acte de mérite et de propitiation pour les pécheurs.
Aussi l’Évangile, et, après lui, les Pères de l’Église et les saints, ne tarissent pas d’éloges sur la pauvreté volontaire. « Bienheureux les pauvres, dit Notre Seigneur, parce que le royaume des cieux est à eux » (Lc 6,20). « Si quelqu’un veut être parfait, dit-il encore, s’il veut venir après moi, qu’il renonce à ses biens, qu’il les vende et qu’il me suive » [cf. Mt 19,21]. – Ce sont ces paroles qui ont séduit le héros d’Assise. Le pur amour du Christ a été son mobile plus encore que la prudence. C’est la pauvreté du Christ qu’il a aimée comme une fiancée. C’est elle qui est peinte dans cet épithalame, dessiné par le Giotto au-dessus du tombeau du saint. C’est le Christ qui unit les deux fiancés, François, l’amant passionné, et la pauvreté, aux traits aimables, mais vêtue de haillons et couronnée d’épines.
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Et pour appuyer son invitation à la pauvreté volontaire, souvent le Christ, dans l’Évangile, s’est élevé contre les richesses. Il les a maudites même : « Malheur à vous, qui êtes riches ! Malheur à ceux qui ont tout à satiété! Malheur à ceux qui vivent dans la joie du monde !» ([cf.] Luc 6,24 ). Il nous a montré le riche en enfer et le pauvre mendiant au paradis.
Après ces enseignements du Christ, les Actes des Apôtres nous décrivent les premiers chrétiens vendant tous leurs biens, mettant leurs ressources en commun et vivant dans la sainte pauvreté.
Et, après tout cela, qu’enseigne la sainte Église? Elle enseigne tout simplement que la pauvreté volontaire est un conseil de perfection, qui est proposé aux âmes de bonne volonté, mais qui ne s’impose à personne.
C’est un conseil qu’on ne pratique qu’avec une vocation spéciale, avec une vertu exceptionnelle et en quelque sorte héroïque. C’est un conseil qui restera toujours le partage d’une infime minorité, ce n’est donc pas la règle de vie ordinaire des chrétiens.
Il en est de la pauvreté comme de la virginité, comme de tous les conseils qui demandent une vertu exceptionnelle. Elle aura toujours des amis, elle n’en aura jamais beaucoup.
Dans la pratique de l’Église, la pauvreté volontaire est avec la virginité et l’obéissance le lot des instituts religieux, ce n’est pas la loi qui régit les fidèles.
En dehors de ces conditions exceptionnelles de vie commune et de vertu profonde, la pauvreté ne serait qu’une mauvaise conseillère, et si on a pu énumérer les vices qu’engendre souvent la richesse, il serait facile de nommer les fils et filles de la pauvreté: le vol, la fraude, le découragement, l’envie, le blasphème, le meurtre, le suicide, etc.
Léon XIII a eu raison de dire: « Il faut au moins une modeste aisance pour échapper aux tentations et aux vices de la pauvreté ».
Mais si la pauvreté volontaire ne peut être proposée qu’à une élite peu nombreuse, les lois de la sagesse, tant profane que chrétienne, n’exigent-elles pas que la masse dès hommes se contente d’une honnête médiocrité?
Salomon, l’oracle de la sagesse, a posé le principe de cette loi. Il nous fait ainsi prier: « Seigneur, ne me donnez ni la mendicité ni la richesse, accordez-moi seulement ce qui est nécessaire pour vivre » (Pr 30,8). En commentant ce proverbe du Sage, Bède en donne la raison: « De cette manière, dit-il, ni l’abondance ni le défaut des choses qui passent ne nous feront oublier les biens éternels ».
Les philosophes de la Grèce ont emprunté à Salomon ou trouvé dans les déductions de leur propre raison la même maxime. Platon nous dit au livre III des Lois: « C’est dans les cités où il n’y a ni pauvreté ni richesse que les mœurs seront les meilleures ». On citait alors l’exemple de Sparte, d’où Lycurgue avait banni par ses lois la pauvreté et la richesse. Sparte avait les citoyens les plus vertueux.
Plutarque, Aristide, Démocrite, Xénophon, ont exprimé la même pensée.
Saint Basile (sur la Lecture des auteurs profanes) cite cette maxime de Théognide: « Je ne demande ni la richesse, ni les grandeurs, mais la médiocrité des biens avec la joie et la santé ».
Saint Paul confirme les mêmes enseignements. Il écrit à Timothée: « La condition la meilleure, c’est la piété avec une aisance suffisante. Si donc nous avons le vivre et le couvert, contentons-nous-en. » (1Tm 6[,6.8]).
Les Pères de l’Église: saint Augustin, saint Ambroise, saint Chrysostome, saint Clément, répètent à l’envi cet axiome. La meilleure richesse, disent-ils, c’est d’être content de sa situation modeste.
Ne vous semble-t-il pas que la richesse ne se relèvera pas de cette avalanche de condamnations et qu’elle est désormais exclue de l’idéal des chrétiens?
Pour nous, nous ne le pensons pas. Cette sage limite imposée à nos désirs est un idéal fort beau et fort élevé. Ce n’est plus la voie admirable de la réparation et de l’expiation dans la sainte pauvreté à la suite du Rédempteur, mais c’est encore un acte de haute sagesse et de profonde prudence. Mais nous sommes convaincu que ce n’est aussi qu’un conseil proposé à une élite.
Chez les païens, c’était l’idéal le plus élevé, puisqu’ils n’avaient pas même soupçonné la beauté supérieure d’une vie de réparation et de sacrifice. Chez Diogene, la pauvreté n’était que l’orgueilleux mépris de ce qui occupe le commun des hommes.
Mais cette limitation des désirs n’était proposée que comme une maxime de haute sagesse, et si elle a eu sa réalisation temporaire à Sparte, c’est que Sparte avait des esclaves qui travaillaient pour permettre à ses citoyens de se livrer aux exercices de la palestre sans se soucier de la richesse.
La modération que l’on trouve d’ailleurs sur les lèvres des philosophes ne s’est guère reproduite dans leurs mœurs. Simonide le Sage, à qui on demandait un jour ce qu’il fallait préférer de la richesse ou de la sagesse, répondit: « Je ne sais pas, mais je vois souvent les sages fréquenter les maisons des riches ».
Sénèque vantait la médiocrité, mais il acceptait la fortune scandaleuse dont Néron le dotait.
La sagesse païenne a donc compris cet idéal, mais elle ne l’a pas réalisé, même dans son élite.
La sagesse chrétienne propose le même idéal. Saint Paul et les Pères de l’Église nous le recommandent. Leurs instances sont si pressantes qu’ils semblent nous en faire une loi.
Doit-on pour cela l’imposer à tous et ne parler de la richesse que pour la condamner? Nous ne le pensons pas.
Ne quid nimis! Tatien, dans l’ardeur de sa conversion, voyant les éloges donnés par l’Écriture à la virginité, pensait qu’elle s’imposait à tous et condamnait le mariage. L’Église l’a rappelé à la juste mesure.
Nous pensons que le choix absolu d’une modeste aisance est encore un conseil, moins élevé sans doute que celui de la pauvreté volontaire, mais trop au-dessus de la sagesse vulgaire pour être proposé à tous.
Le Christ n’est pas venu détruire les lois communes de l’humanité: «Non veni solvere, sed adimplere» [Mt 5,17]. Il est venu corriger les abus et proposer la perfection.
La loi commune, c’est le travail, stimulé par l’attrait de la propriété, par la prudence qui pourvoit aux besoins des descendants, par le légitime désir d’élever peu à peu la situation de sa famille dans les rangs de la société.
Les lois du travail et de l’épargne, l’Église les a toujours promulguées, et la pratique de ces lois conduit communément à la richesse.
L’ascension normale des familles, l’Église l’a toujours encouragée. Elle a des égards particuliers pour la puissance, la noblesse et la fortune.
La richesse, ou si l’on veut le développement normal de l’homme et de ses facultés et l’ascension régulière des familles, c’est la loi commune des hommes après l’Évangile comme avant. Dieu qui a dit aux hommes: « Croissez et multipliez » [Gn 1,28], leur a dit aussi: « Dominez la terre et ce qu’elle contient » [ibidem]. Le Christ est venu mettre en relief les conseils de perfection et grossir l’élite des héros et des sages, mais il n’a pas détruit la loi commune.
Que le développement normal des familles et de leur avoir soit la loi commune de l’humanité et l’idéal ordinaire et légitime de l’homme et du chrétien, nous voulons le démontrer surabondamment.
Et d’abord les grandes prophéties relatives à l’Église promettaient, en même temps que les dons spirituels les plus élevés, une prospérité temporelle inconnue jusque-là.
Signalons seulement les chapitres 61 et 63 d’Isaïe et le chapitre 4 de Michée.
Le Messie s’annonce comme devant relever les pauvres et ouvrir un jubilé général. Le jubilé israélite libérait les esclaves et éteignait les dettes. Il promet l’abondance du vin et du froment. Corneille de La Pierre, rappelant les commentaires des Pères de l’Église, résume cette prophétie par ces mots: « Le prophète parle de la paix et de l’abondance qui régneront dans l’Église. »
Le prophète Michée décrit à son tour l’âge du Messie et de l’Église: « Ce sera une ère de paix; l’airain des armes sera transformé en instruments de culture, et comme au beau temps de Salomon, chacun vivra en paix à l’ombre de sa vigne et de son figuier » (Mi 4,4). Ce sont là des promesses de bénédictions temporelles.
Dans l’Évangile, Notre Seigneur fait allusion à la prophétie d’Isaïe. Il fait remarquer qu’elle a commencé à se réaliser par ses guérisons miraculeuses: « Les aveugles voient », etc.; elle continuera donc à s’accomplir sous le règne de l’Église par une accroissance de prospérité temporelle (Mt 11,4; Lc 4,18).
Notre Seigneur promet même directement cette prospérité, bien qu’il recommande de ne pas en faire le principal objectif de la vie. « Les païens, dit-il, ne pensent qu’à la richesse et à tout ce qu’elle procure: habitations, aliments, vêtements, etc.; pour vous, mettez tout cela au second rang; cherchez d’abord (quærite primum) le règne de Dieu, et tout cela vous sera donné par surcroît. » (Mt 6,31ss).
Il faut entendre les Pères sur ce passage. « Les biens temporels, dit saint Augustin, ne seront pas le salaire de nos bonnes œuvres. Nous aurons ce salaire tout entier au ciel, mais ces biens nous seront donnés quand même à titre de surcroît ou de bonne main.». C’est ainsi que, dans un marché, le vendeur ajoute le comble à la mesure, et ce supplément cause une joie plus sensible que la mesure elle-même. C’était un proverbe latin: « Mantissa obsonium vincit » (voir le poète Lucilius). Le proverbe a passé dans la langue italienne : « È più la giunta che la derrata »; dans notre commerce de détail, en France, n’appelle-t-on pas ce supplément la réjouissance ? Il cause plus de joie que la denrée achetée.
N’ayons donc pas la prétention d’être plus surnaturels que Notre Seigneur. Il a promis à ses disciples le surcroît désiré. Promettons-le aussi au peuple.
Saint Paul n’y manquait pas. « La piété, disait-il, a des promesses pour cette vie comme pour l’autre » (1Tm 4[,8]). Corneille de La Pierre ajoute, d’après les Pères : « Il y a là une promesse de vie longue, paisible et sans besoins. »
Avec Notre Seigneur et les Apôtres, prêchons donc la piété, la vie surnaturelle, la vertu, mais n’oublions pas que le peuple n’est pas appelé à la perfection, ni même à une haute philosophie, et promettons-lui qu’il aura par surcroît les biens de la terre. Travaillons même à les lui procurer.
Tel est le sens des derniers Congrès franciscains. Le Révérend Père Prosper s’étonne qu’ils aient insisté beaucoup sur ce côté temporel de la religion. Mais quand un point de l’enseignement chrétien et de l’action chrétienne a été négligé pendant un temps, n’est-il pas juste qu’il ait, à son tour, une part dominante dans les réunions des catholiques? Léon XIII, dans l’encyclique Rerum novarum, ne donnet-il pas aussi aux questions temporelles une part qu’elles n’ont pas coutume d’obtenir dans les documents pontificaux?
La liturgie est nécessairement conforme à l’enseignement de l’Église. Elle nous laisse demander dans ses oraisons la prospérité et la paix. Elle n’exclut pas les biens temporels, mais elle nous fait demander à Dieu de les posséder sans succomber à leurs tentations: «Sic transeamus per bona temporalia ut non amittamus æterna» (Collecte du troisième dimanche après la Pentecôte).
Saint Thomas est, en cette question comme en tant d’autres, d’une netteté éclatante: « L’économie chrétienne, dit-il, ou la bonne administration d’une maison, n’a pas pour but exclusif la richesse, comme il arrivait souvent chez les païens, d’après l’aveu même d’Aristote; mais elle n’exclut pas non plus ce mobile, elle recherche le bien complet de la famille. » (IIa, 2æ, quæstio 50).
Ailleurs il rappelle que les biens temporels accordés par Dieu à l’homme (quæ homini divinitus conferuntur) sont bien à lui quant à la propriété, mais que, pour ce qui est de l’usage, il doit faire part aux pauvres de son superflu (IIa, 2æ, quæstio 32). Remarquez cette expression, c’est aussi celle de l’Évangile; et saint Thomas ajoute que ce superflu ne vient qu’après tout ce qui est nécessaire à la famille, selon sa dignité. Il fait même remarquer que ce nécessaire n’a pas une limite mathématique (hujus necessarii terminus non est in indivisibili constitutus). « Si bien, dit le Père Liberatore dans ses Principes d’Économie politique, qu’on ne sait pas bien quand finit le nécessaire et quand commence le superflu. Heureusement, le sentiment de la charité chrétienne y supplée » (Liberatore, p. 205).
Tout cela est-il assez clair? Oui, le peuple chrétien peut avoir souci de la richesse, mais il ne doit pas en faire son but unique, il doit la mettre au second rang, il doit chercher d’abord le règne de Dieu et sa justice.
Ouvrez quelque casuiste que vous voudrez, il ne vous dira pas que le riche doit se dépouiller, mais il dira qu’il doit faire l’aumône de son superflu.
Ce qu’enseigne la théologie, la saine philosophie le revendique également. L’homme, créature de Dieu, ne doit-il pas chercher son développement complet, le totum bene vivere ?
À la masse des hommes, recommandez seulement de ne pas abuser de ce bien-être et d’y joindre l’accomplissement du devoir de l’aumône, de la tempérance et de la pénitence commune. À l’élite seulement, demandez le sacrifice pour l’expiation des abus du vulgaire.
Tous les principes de la sagesse et de l’Évangile, le travail, l’économie, la prévoyance, conduisent d’ailleurs nécessairement à la prospérité, sauf les cas de force majeure.
Cette thèse a aussi, comme beaucoup d’autres, sa démonstration par l’absurde.
Donnez à tous les catholiques l’idéal de la pauvreté ou d’une humble médiocrité, et bientôt les pays catholiques auront quelque chose de la morne tristesse des communautés de Frères Moraves. Ne faut-il pas une vertu plus qu’ordinaire pour vivre joyeux dans la pauvreté? Les grâces de saint François ne sont pas celles du vulgaire.
Bientôt vous n’auriez plus de ressources pour les missions, pour les grandes entreprises, pour l’art, dont le développement suppose une certaine richesse sociale. Le denier du pauvre est bien méritoire, mais il est toujours un denier. Ce sont de riches familles qui ont doté saint François et ses enfants de leurs plus beaux monastères en Italie et ailleurs.
Dans l’État et dans la commune, les catholiques appauvris seraient sans influence et sans force. Ne connaissez-vous pas des villes, comme Nîmes et Genève, où la minorité protestante est toute-puissante parce qu’elle a la fortune?
Entre les nations, les peuples catholiques, peu soucieux de la richesse, seraient la proie des nations hérétiques ou impies. L’argent est le nerf de la guerre. Aide-toi, le ciel t’aidera. Prie Dieu et sers-le, mais prépare aussi tes canons et les cuirassés.
Ce que toute la pratique de l’Église a encouragé pendant les siècles passés, Léon XIII le justifie et le précise dans l’encyclique Rerum novarum:
– La nature inspire au père de famille de se préoccuper de l’avenir de ses enfants et de leur créer un patrimoine.
– Le socialisme est odieux, parce qu’il ôterait au travail tout stimulant en supprimant la propriété, et il tarirait les richesses dans leur source.
– Les riches sont avertis qu’après avoir suffisamment donné à la nécessité et au décorum, ils doivent verser le superflu dans le sein des pauvres.
– Quiconque a reçu de la bonté divine une grande abondance de biens les a reçus pour les faire servir à son propre perfectionnement, et, comme ministre de Dieu, au soulagement des pauvres.
– Les mœurs chrétiennes exercent sur la prospérité temporelle leur part de bienfaisante influence.
– Les hommes qui s’appliquent aux choses de l’industrie servent grandement les intérêts de la société.
– Il importe que les lois favorisent l’esprit de propriété, le réveillent et le développent; il en résultera d’heureux effets pour la richesse des nations.
– Les gouvernements doivent faire en sorte que de l’organisation sociale découle la prospérité tant publique que privée. Ils doivent favoriser le progrès de l’industrie et du commerce et le développement de l’agriculture, pour rendre la vie des citoyens plus prospère et plus heureuse.
– L’État doit se préoccuper des travailleurs et faire en sorte que de tous les biens qu’ils procurent à la société, il leur en revienne une part convenable (encyclique, passim).
Il nous reste à répondre à quelques objections.
« Mais, nous dit-on, vous parlez bien favorablement de la richesse: que faites-vous de l’Écriture sainte et des invectives des Pères contre les richesses ? ».
Je réponds que si la sainte Écriture condamne les mauvais riches et signale les dangers de la richesse, elle sait aussi louer les bons riches. Lazare, le châtelain de Béthanie, était l’ami du Sauveur; Joseph d’Arimathée et Nicodème étaient de bons riches. L’Église honore les riches patriciens qui ont favorisé ses débuts à Rome: les Pudens, les Cécile, les Agnès, les Priscille, les Domitille et bien d’autres.
« Mais que faites-vous du détachement chrétien? » nous dira-t-on.
Je réponds qu’il a des degrés bien divers, depuis la pauvreté volontaire effective jusqu’à ce détachement relatif qui permet au chrétien de rechercher la richesse, pourvu qu’il mette au premier rang le règne de Dieu et sa justice, et qu’il observe les lois divines et ecclésiastiques sur l’aumône et la pénitence.
« Mais, dira-t-on encore, ceux qui se disent démocrates chrétiens ont paru justifier à Nîmes le désir d’une richesse indéfinie ».
Je réponds qu’ils n’ont pas d’eux-mêmes émis cette formule. On leur a dit par mode d’objection: « Vous approuvez donc la recherche d’une richesse indéfinie? ». Ils ont répondu: « Pourquoi pas? ».
En vérité, je n’aime pas ce qualificatif. Il est bien vrai que le travailleur tend à acquérir une richesse indéfinie. Saint Thomas l’a dit: « La mesure du nécessaire s’élève avec la situation sociale et n’a rien de mathématique. Non est in indivisibili positus ». Mais cet indéfini est bien limité: et la concurrence? Et les accidents journaliers? Et les charges sociales et familiales? etc. Donc nous laisserons, si vous voulez, ce mot indéfini, quoiqu’il soit exact dans un sens, mais le mot nous importe peu.
Dernière objection: « Mais vous allez exciter le pauvre contre le riche en lui laissant entendre qu’il a droit à une meilleure part que celle qu’on lui accorde jusqu’à présent? ».
Je réponds que si même quelques-uns ont manqué de prudence, cela ne change rien à la vérité. Il faut évidemment en tout de la discrétion. Mais dans un congrès du Tiers-Ordre, nous ne sommes pas dans une réunion d’ouvriers, et nous pouvons dire franchement les devoirs de ceux qui possèdent envers les préférés de Jésus Christ.
Concluons en toute paix et charité.
Oui, prêchons la pauvreté volontaire et ses avantages quand nous parlons à ceux que Dieu a bien voulu y appeler.
Prêchons souvent la pénitence et la mortification quand nous parlons aux Tertiaires de leur propre sanctification. Montrons-leur même quelquefois la haute sagesse de ceux qui préfèrent une honnête médiocrité à l’abondance des biens terrestres.
Mais quand nous parlons aux Tertiaires de leur devoir social, disons-leur clairement que l’économie chrétienne vulgaire a pour but tout le bien-être moral, intellectuel et temporel; qu’ils doivent faire en sorte que le peuple y parvienne dans la mesure du possible; qu’ils doivent s’employer à cela par un devoir de charité et d’apostolat, et qu’ils y doivent concourir par les associations, par la propagande, par la presse et par l’action politique elle-même.
En faisant cela nous aurons, je crois, rempli le désir du pape, et nous aurons agi en vrais disciples de saint François.
Source : Richesse, médiocrité ou pauvreté – Bienheureux Léon Dehon – 1899