La vie du général de Sonis, c’est toute l’histoire militaire de nos jours, dans ce qu’elle a eu d’éclatant et de douloureux, avec ses alternatives de revers et de succès. Grande idée.
« Il a aimé Dieu de tout son cœur et Dieu lui a donné la vertu militaire. » C’est la pensée que je voudrais mettre en lumière, heureux d’avoir à la développer en ce jour où l’Église célèbre la mémoire de saint Maurice et de ses compagnons, de cette vaillante légion thébéenne restée jusqu’à nos temps l’idéal du soldat chrétien.
Mes Frères, mais idée mystérieuse également que celle de l’homme appelé à jouer son rôle dans ces terribles drames où la gloire est presque toujours faite de sang et de larmes. Il faut bien qu’il y ait là quelque chose d’imposant et d’élevé, pour que, à toutes les époques et dans tous les pays, l’humanité ait réservé à un tel service son admiration la plus passionnée, jusqu’à ne rien trouver de supérieur, si ce n’est le service même de Dieu.
La froide raison, indocile aux entraînements de la foule, a beau protester contre une conception qui la heurte ou la dépasse, les peuples n’en continuent pas moins à ceindre de lauriers le front du vainqueur. On épuisera d’âge en âge les ressources de la parole pour flétrir « ce qu’il y a de plus fatal à la vie humaine », selon le mot de Bossuet, et, par le plus étonnant des contrastes, sous l’empire de je ne sais quel sentiment, l’enthousiasme des masses ne cessera d’y voir ce que Montaigne appelait « la plus grande et pompeuse des actions humaines ».
Quoi donc ! le sens commun est-il ici en défaut ? N’y a-t-il dans tout cela qu’un mirage trompeur, une fascination des esprits, le résultat d’une erreur d’autant moins compréhensible qu’elle paraît plus cruelle ? Non, ce qu’il faut voir par-dessus dans le service des armes, c’est l’idée morale qui en fait la grandeur, le dévouement sous l’une de ses formes les plus vives, des foyers à défendre, la liberté et l’indépendance d’un pays mises en jeu, une garantie nécessaire de la sécurité publique, le respect d’une discipline sévère, l’obéissance portée jusqu’à l’oubli de soi-même, l’effort d’une volonté qui échappe à la mollesse par l’habitude des privations, le mépris de la fatigue, la souffrance acceptée de grand cœur pour le bien général, la mort regardée en face et sans crainte dans l’accomplissement du devoir, toutes ces choses qui viennent se réunir comme autant de rayons d’une même gloire pour former autour de la figure du soldat l’auréole du sacrifice.
C’est l’idée que se faisait de la vie militaire le jeune sous-lieutenant qui, le 1ᵉʳ octobre 1876, sortait de l’école de Saint-Cyr, où il était entré à la suite de brillantes études achevées à Stanislas et au collège de Juilly. Vouer son existence à sa patrie sans retour et avec une entière abnégation, telle fut sa devise dès le premier instant, et il y restera fidèle, lorsque, à la veille de la campagne de 1870, il écrira ces mots où l’esprit de sacrifice se révèle avec autant de force que de simplicité :
« Demandons à Dieu la grâce de savoir mourir en chrétien, les armes à la main, les yeux au ciel, la poitrine en face de l’ennemi, en criant : Vive la France !… En partant pour l’armée, je me condamne à mort. »
Aussi bien, marchant sur les traces d’un père dont la perte inattendue venait de le plonger dans le deuil, était-il allé droit à la source du vrai dévouement, celui qui s’inspire de la foi et ne connaît d’autre mobile que le devoir, A Castres, à Limoges, où il marque ses débuts dans la carrière des armes, c’est déjà le soldat chrétien, tel qu’il paraîtra jusqu’à la fin de ses jours : fidèle à ses convictions, ferme dans sa conduite, sévère envers lui-même et indulgent à l’égard des autres, estimé et aimé de tous pour la droiture et la loyauté de son caractère, édifiant une ville entière par les pratiques d’une piété sur laquelle la raillerie n’a pas de prise et dont la sincérité commande le respect, assidu au travail, soucieux d’éviter par l’étude le double écueil de la jeunesse militaire, l’attrait du plaisir et le désœuvrement, attaché par goût comme par devoir à sa noble profession, et l’aimant d’autant plus que chez lui l’esprit militaire se fortifie de ce qui est seul capable d’élever les vertus humaines à leur perfection, l’amour de Dieu, cet immortel foyer où s’allume la flamme du dévouement, l’amour de Dieu dont il disait :
« Lorsqu’on se met à aimer Dieu, on ne peut point l’aimer assez » :
Cependant l’Algérie, cette grande école de la bravoure française, avait de quoi tenter le brillant officier, pour qui l’absence de périls équivalait à l’inaction. Il regarda comme une faveur de pouvoir échanger la vie des camps contre un régime où la fatigue et le danger tenaient une moindre place. C’était en 1854 : on sentait alors, mieux que par le passé, l’importance de cette magnifique colonie dont la royauté avait doté le pays à la veille de tomber sous la plus coupable des émeutes, et était restée si longtemps l’objet de discussions stériles, faute d’esprits assez doués de sens politique pour comprendre que le plus sûr moyen de s’attacher une race foncière ment religieuse, c’était de lui montrer par des actes et des institutions la supériorité de la civilisation chrétienne sur la barbarie musulmane.
Le capitaine de Sonis était l’un de ces officiers d’élite qui, à la suite des Bugeaud et des Lamoricière, voyaient dans l’action religieuse et morale, plus encore que dans la vigueur d’une répression sévère, l’avenir de la domination française. Étudier la langue du pays, se familiariser avec ses divers dialectes, s’initier aux mœurs et aux coutumes des tribus arabes, pour éviter les froissements inutiles et les vexations dangereuses ; et, d’autre part, donner l’exemple du désintéressement, imposer aux indigènes l’estime et le respect par la dignité de la vie, convaincre ces populations pour qui la religion est le tout de l’homme, qu’elles n’avaient point affaire à des vainqueurs sans prière et sans culte : telle est la ligne de conduite qu’il ne cessa de suivre à l’armée d’Afrique, quittant le travail pour la prière et la méditation, heureux de continuer au pied du Saint Sacrement les veillées de chaque mois, dont il s’était fait une habitude depuis son séjour à Limoges, et s’exerçant aux œuvres de charité dans les conférences de Saint-Vincent-de Paul d’Alger.
Il s’appliquait à cette tâche qu’il devait reprendre plus tard avec tant de succès, quand le cours des événements l’appela sur un autre théâtre pour y faire éclater sa valeur. La campagne d’Italie venait de s’ouvrir : sous prétexte de mettre un terme à des souffrances imaginaires, et pour appliquer une de ces théories au triomphe desquelles la France ne pouvait que perdre, une fatale politique allait mettre en péril l’indépendance du Saint-Siège et attacher à nos propres flancs une menace permanente pour l’avenir.
Encore si tout s’était borné à créer sur nos frontières du Sud un puissant État retenu par un lien aussi faible que celui de la reconnaissance, mais, de même que l’abîme appelle l’abîme, ainsi, à quelques années de là, l’unité italienne devait-elle entraîner comme conséquence l’unité allemande, bien autrement redoutable. Faute immense et peut-être irréparable, si la Providence ne se charge pas elle-même de corriger les erreurs des hommes !
Mais du moins la valeur de nos troupes allait couvrir tant d’illusions, en mêlant à nos inquiétudes les consolations de la gloire. Le 21 juin 1859, en avant de Casanova, dans cette journée de Solférino qui décidera du sort de la campagne, à l’aile droite de l’armée française, le corps du maréchal Niel est sur le point de fléchir sous le nombre. Depuis cinq heures du matin, l’artillerie n’a cessé de tonner de part et d’autre. Malgré les ravages d’un feu bien nourri, les rangs se reforment après chaque décharge et les deux adversaires maintiennent leurs positions.
Il est trois heures de l’après-midi, et les munitions commencent à s’épuiser. Rien n’a pu réduire jusque-là l’infanterie autrichienne, protégée par un bois, où se trouvent, formant d’impénétrables carrés, ces chasseurs tyroliens, l’élite de l’armée ennemie. Il faut rompre à tout prix cette muraille vivante, et c’est au troisième escadron des chasseurs d’Afrique qu’échoit l’honneur d’exécuter la première charge.
De Sonis, qui le commande, fait le signe de la croix et s’élance en avant de ses hommes qu’il entraine à sa suite, électrisés par son exemple. Un feu meurtrier l’accueille lui et ses braves; et, en quelques instants, de ce magnifique escadron, il ne reste plus que des débris. Mais l’infanterie autrichienne est entamée. De Sonis, qui a eu son cheval tué sous lui, court à pied, le sabre à la main, parant les coups qu’on lui porte, puis, revenant en arrière, à travers les balles qui pleuvent autour de lui sans l’atteindre, saute sur le premier cheval qu’il rencontre, rallie les siens qu’il ramène au combat, suivi du gros de la division qui, traversant à son tour les carrés déjà rompus, achève la déroute et complète la victoire sur le seul point où l’ennemi refoulé partout ailleurs opposait encore à nos armes une résistance désespérée.
Au lendemain de la bataille, il écrivait, le cœur pénétré de reconnaissance envers Dieu :
« Cette journée sera peut-être la plus terrible de ma vie. »
Ah ! quelques années après, il devait y en avoir une autre, plus terrible encore ! Mais qu’était-ce que la vue du danger pour le soldat chrétien préparé à tous les sacrifices par l’ardeur et la vivacité de sa foi ? Non, je craindrais d’affaiblir, en y mêlant aucune réflexion, l’éloquence de ces lignes, où, croyant n’écrire que pour l’intimité, nous a révélé les habitudes de cette vie militaire qui était celle d’un saint doublé d’un héros :
« Dans nos reconnaissances, en traversant des bourgades ou des villages, tout à coup, nous apercevons un clocher : le Maître est là ! à terre ! Nous descendons tous les deux de cheval, nous entrons dans l’église, nous prions un prêtre de nous donner la sainte communion. C’est fait ! nous repartons aussitôt, le temps n’est pas à nous. Nous faisons notre action de grâces à cheval et en courant… »
Non, jamais l’esprit français joint à la piété chrétienne n’a trouvé le sublime dans une page plus merveilleuse de grandeur et de simplicité.
[…]
L’heure du sacrifice a sonné pour eux. À la voix du général de Sonis, les zouaves pontificaux déploient l’étendard du Sacré-Cœur, et s’élancent en avant pour reprendre Loigny. Ils ont entendu cet appel du héros :
« Montrons ce que peuvent des chrétiens et des hommes de cœur »
Et ils lui ont répondu par la bouche d’un de leurs chefs les plus intrépides :
« Merci, général, de nous avoir menés à pareille fête. »
Ils s’avancent au cri de « Vive la France! Vive Pie IX! » avec la douleur de ne pas se voir soutenus par d’autres comme ils auraient dû l’être. Devant un pareil élan, l’ennemi recule, abandonnant la ferme de Villours; les zouaves avancent encore, en traînant à leur suite quelques hommes encouragés par leur exemple, lorsque, d’un bois voisin, une terrible fusillade les accueille à bout portant. Le général de Sonis est atteint d’une balle qui lui brise le genou, deux cents braves tombent à ses côtés, autour de la bannière que leurs chefs, blessés tour à tour, se passent de main en main, mais les zouaves décimés avancent toujours, chassant les Prussiens devant eux, ils entrent dans Loigny, s’y retranchent; et il faut « que le général de Treskow engage sa dernière réserve, en y joignant toutes les troupes luttant aux environs », pour refouler vers Villours ce bataillon sacré.
La ba taille de Loigny était perdue; mais jamais la bravoure soutenue par la foi n’avait fait briller d’un plus vif éclat l’honneur du nom français. Et maintenant, que dire de celui qui avait montré le chemin du sacrifice et de l’honneur à ces héroïques jeunes hommes ? Il est là, étendu sur le champ de bataille, baigné dans son sang, et n’ayant pour oreiller que la selle de son cheval. Sur son instante prière, ses officiers se sont éloignés de lui, le laissant seul pour aller exécuter ses derniers ordres.
À lire aussi | Le premier anneau de la civilisation du peuple des Francs
Bientôt, il voit, il entend le flot de l’armée ennemie passer et repasser sur lui et autour de lui. La nuit est venue, nuit cruelle, nuit terrible, pendant laquelle la neige tombant à gros flocons va couvrir d’un linceul les morts et les mourants. Pour lui, son âme est toute en Dieu, à qui il a fait le sacrifice de sa vie pour la France et pour les siens, et l’image de Notre-Dame de Lourdes, présente à son esprit, vient mêler à ses souffrances d’ineffables consolations.
Deux jeunes zouaves, gisant non loin de là, se traînent jusqu’à lui pour recueillir de sa bouche quelques paroles de foi et de résignation, un troisième vient expirer sur son épaule, et le héros chrétien, se soulevant avec peine, exhorte ces enfants à la confiance en Dieu, leur parle de la Vierge secourable aux pécheurs, de l’éternité bienheureuse dont ils vont franchir le seuil. Puis, tout retombe dans un lugubre silence, interrompu de temps à autre par les gémissements des blessés…
Source : Œuvres de Mgr Freppel tome X – 1894