Les prisonniers du château de Mardin savaient que mourir pour Celui qui mourut pour nous est le plus grand des honneurs.
Ils furent rassemblés à la tombée de la nuit. Les soldats appelaient leurs noms, un par un, et les attachaient avec des cordes. Des anneaux étaient serrés autour de leurs cous et des chaînes étaient passées autour de leurs poignets, pour ceux considérés comme arméniens. Ils restaient ainsi debout pendant plusieurs heures, jusqu’à ce que les soldats les aient organisés en colonnes et en rangées. Ils furent ensuite emmenés à travers la porte de la prison.
Les prisonniers étaient jeunes et vieux. Aucune distinction n’avait été faite par les autorités quant à savoir s’ils étaient catholiques, orthodoxes ou protestants. Ceux qui appartenaient aux rites latin, chaldéen ou syriaque étaient tous attachés de la même manière. Ils étaient tous chrétiens et étaient donc considérés comme des ennemis de l’État.
Mamdooh Bek, le chef de police de Mardin, dirigeait la caravane à l’avant. Il se considérait comme un héros, un combattant pour sa foi, pour cela. Son désir de mener cette marche avait été rendu possible seulement après que Hilmi Bey, le gouverneur du district, eut été destitué quelques jours auparavant pour avoir protesté énergiquement contre le traitement infligé aux chrétiens de Mardin. L’ancien gouverneur avait été muté à un nouveau poste, à Mossoul.
Ignatius Maloyan, l’archevêque catholique arménien de Mardin, était enchaîné à l’arrière de la caravane. Les contusions sur son corps, provenant des passages à tabac qu’il avait endurés au cours de la dernière semaine, étaient encore douloureuses. La contusion sur son visage, causée par les coups de crosse de pistolet infligés par Mamdooh Bek, était d’un bleu-violacé qui commençait à s’estomper. Ses ongles d’orteils avaient été arrachés. Les récentes bastonnades qu’il avait subies sur la plante des pieds le faisaient boiter en marchant.
L’archevêque avait été fidèle à son pays. Il avait exhorté ses compatriotes catholiques à rester fidèles également. Mais la situation des chrétiens dans l’Empire ottoman avait pris un tournant depuis le déclenchement de la Grande Guerre. Alors que de jeunes hommes se battaient encore dans les tranchées et mouraient là-bas, à Gallipoli, des armes avaient été placées dans la cathédrale de Mardin pour servir de « preuve » d’une insurrection planifiée. L’archevêque avait été arrêté, traîné enchaîné devant un tribunal et contraint de choisir entre se convertir à l’islam ou mourir. Les passages à tabac avaient commencé lorsqu’il avait refusé de se convertir.
« Les résidents chrétiens qui quittent leurs maisons », cria une voix familière, celle du crieur public, « seront amputés et regroupés avec leurs coreligionnaires. »
Les prisonniers, plus de 400 au total, dont beaucoup de prêtres, sortirent de ce château qui, tout comme l’empire, était depuis longtemps en ruine. Ils avançaient péniblement le long de la rue principale. Les doigts et les pieds de ceux à qui on avait arraché les ongles saignaient. Certains hommes avaient des os cassés et des entailles sur la tête.
Ils traversèrent les quartiers musulmans de Mardin. Les femmes sortirent de leurs maisons pour les railler et se moquer d’eux. Les enfants riaient et leur lançaient des pierres. Mais ils continuaient d’avancer.
Ils traversèrent le quartier chrétien. Les rues étaient silencieuses et vides. Les habitants pleuraient et priaient derrière des portes closes et le long des balustrades de leurs toits, tandis que les prisonniers passaient devant leurs maisons. Le deuil avait rendu si facile d’oublier que ces hommes étaient conduits tout droit vers le Paradis.
Les prisonniers approchèrent de la porte ouest. Les moines et missionnaires, ceux qui étaient encore libres à Mardin, montèrent sur les toits pour voir leurs amis une dernière fois et leur dire adieu. Ils se demandaient s’ils partageraient bientôt le même destin que leurs frères enchaînés, d’imiter le Seigneur même dans sa Passion.
Les moines et missionnaires sur ce toit observaient les prisonniers, reconnaissant les visages meurtris de certains et voyant le visage du Christ en chacun d’eux. Parmi ces prisonniers se trouvait Frère Léonard Melki, un frère capucin libanais, faussement accusé de conspirer avec le gouvernement français. Il avait été un grand promoteur du Tiers-Ordre de Saint François pendant son séjour à Mardin. On lui avait également offert le choix de se convertir ou de mourir. Sa torture avait commencé lorsqu’il avait refusé de se convertir. Le sang coulait de ses orteils et de ses doigts.
Frère Léonard se demandait en quittant la ville si son vieil ami, Frère Thomas Saleh, un catholique maronite et frère capucin, souffrait ailleurs pour l’amour du Seigneur de manière similaire. Le moment du martyre de Frère Thomas viendrait assez vite.
Ces hommes sur le toit continuèrent à regarder jusqu’à ce que les dos de leurs frères s’estompent dans l’obscurité de la nuit.
La nuit du désert se faisait froide. Les lumières de Mardin s’estompaient derrière eux, donnant l’impression qu’une allumette avait été allumée derrière eux, puis avait disparu complètement. Le croissant de lune décroissant flottait au-dessus d’eux en cette nuit du 10 juin 1915. Les étoiles, aussi nombreuses que les enfants d’Abraham, entouraient la lune sœur dans le firmament.
Les prisonniers frissonnants continuèrent de marcher pieds nus dans le désert pendant plusieurs heures. Le sang tachait les sables sous les blessés. La douleur était presque aveuglante pour certains. Certains trébuchaient et tombaient. Ceux qui ne pouvaient plus marcher étaient soutenus par ceux qui le pouvaient. Ils atteignirent Adercheck, un village kurde, tôt le matin du vendredi 11 juin, la fête du Sacré-Cœur.
Certains villageois sortirent de leurs maisons pour voir ce qui provoquait tout ce tumulte. La majorité des prisonniers furent escortés par les soldats vers des grottes, suivis par des villageois curieux.
Ils s’arrêtèrent. Mamdooh Bek se tenait là, devant les prisonniers. Il leur lut ce qu’il prétendait être un décret impérial déclarant que tous les chrétiens étaient considérés comme des traîtres et condamnés à mort. Il leur assura qu’une amnistie serait accordée à ceux qui se convertiraient à l’islam et qu’ils seraient renvoyés à Mardin. Ceux qui refusaient de se convertir seraient exécutés dans l’heure qui suivait.
L’archevêque répondit qu’il préférait mourir en tant que chrétien plutôt que de vivre en tant que musulman. Il s’agenouilla et pria pour que les hommes avec lui acceptent courageusement leur martyre.
La grande majorité des prisonniers s’agenouilla avec l’archevêque.
Quelques hommes restèrent debout, hochant la tête, acceptant de se convertir. Les soldats leur firent des gestes de la main pour qu’ils se joignent à certains villageois kurdes présents, afin d’être immédiatement présentés au chef local, pour prononcer les mots : « J’atteste qu’il n’y a de Dieu qu’Allah et que Muhammad est le messager d’Allah. »
Les soldats se préparèrent.
L’archevêque ordonna à ses prêtres de circuler parmi les autres prisonniers. Ils écoutèrent les confessions de ceux qui allaient bientôt mourir, les absolvant, utilisant leurs mains enchaînées pour faire le signe de la croix.
L’archevêque prit tout le pain qu’il put trouver. Il prononça les paroles de consécration et fit distribuer le Corps du Christ par ses prêtres. Ce dernier festin était devenu une occasion de joie. Les prisonniers savaient alors ce que tous les saints martyrs avant eux avaient enseigné : mourir pour Celui qui est mort pour nous tous est le plus grand honneur.
Certains soldats s’émerveillèrent de la foi des prisonniers alors qu’ils observaient.
La rage enfla dans le cœur de Mamdooh Bek jusqu’à lui donner l’impression que sa tête allait éclater. C’était un homme qui préférait être craint, jamais défié. Il se tint à côté de l’archevêque sur le site désigné, puis donna l’ordre.
Les détonations des coups de feu éclatèrent et résonnèrent. Des nuages de fumée remplirent l’air. L’odeur de la poudre emplit les narines des hommes violents comme un encens impie. Le sang éclaboussa les corps des prisonniers alignés alors qu’ils s’affaissaient sur la terre. Bientôt, tous les prisonniers furent morts, à l’exception d’un seul.
L’archevêque avait été autorisé à tout regarder.
Mamdooh Bek regarda l’archevêque. Il déclara que c’était son devoir religieux d’offrir une dernière chance de prononcer les mots du Shahadah et de se convertir.
« Je vous ai dit que je vivrais et mourrais pour l’amour de ma foi et de ma religion », répondit l’archevêque. « Je suis fier de la Croix de mon Dieu et Seigneur. »
Mamdooh Bek sortit froidement son pistolet et tira un coup de feu sur l’archevêque.
« Mon Dieu ! » cria l’archevêque dans son dernier souffle, « aie pitié de moi ; entre tes mains, je remets mon esprit. » Il s’effondra sur le sol et mourut.
Alors que leurs corps étaient en train d’être disposés, les nouveaux habitants du Paradis furent accueillis dans leur demeure éternelle.
Les chrétiens à travers le monde musulman font face aujourd’hui à une sévère persécution. Peu ou pas de distinction n’est faite entre les catholiques, les orthodoxes et les protestants par ceux qui les persécutent.
En mai de cette année, le Saint-Siège a ajouté les 21 hommes coptes exécutés pour leur foi par l’État islamique le 15 février 2015, au Martyrologue
Le bienheureux Ignace Maloyan, l’archevêque catholique arménien de Mardin, a été béatifié le 7 octobre 2001 par le pape Jean-Paul II. Il a consacré beaucoup d’énergie à encourager la dévotion au Sacré-Cœur et a été martyrisé le jour de la fête du Sacré-Cœur en 1915. Sa fête est célébrée le 11 juin.
Béni Léonard Melki, ainsi que Béni Thomas Saleh (un catholique maronite martyr en 1917), tous deux capucins, ont été béatifiés par le pape François le 4 juin 2022. Leur fête est célébrée le 10 juin.
Ô saints martyrs, priez pour nous !
Merci Dieu parce qu’ils ont persévéré jusqu’à la fin.