Ce fut, en particulier, la signification d’un fait éclatant dont le centre même de l’Empire fut le théâtre et qui sembla un arrêt suprême porté par Rome elle-même contre son ancien culte.
De temps immémorial, dès les jours même les plus reculés de la république, on avait toujours vu dans la salle des délibérations du sénat un autel élevé à la déesse de la Victoire. Un seul jour seulement on l’avait voilée pendant un passage de l’empereur Constance à Rome, mais on n’avait pas tardé à le faire reparaître, et le successeur de Constance, l’apostat Julien, n’aurait pas souffert qu’on y touchât.
À dire vrai, personne ne s’étonnait de voir la Victoire honorée et déifiée dans un sénat. Où eût-il été plus naturel de célébrer ses bienfaits et d’invoquer sa protection que dans le lieu d’où étaient parties les résolutions de cette sage et glorieuse politique que la fortune avait couronnée par la conquête du monde? Aussi, le symbole du génie protecteur de Rome était-il respecté même par les sénateurs chrétiens, à qui cette tolérance pouvait paraître justifiée par la confusion d’idées qui régnait au sein du polythéisme en déclin.
Mais un jour, en entrant dans la salle, on s’aperçut que l’autel avait disparu. La surprise, puis l’émotion furent extrêmes, et, par une résolution prise à l’instant, on résolut d’envoyer une députation à l’Empereur pour réclamer contre ce coup d’autorité imprévu. Le mouvement d’irritation était si vif, si entraînant, on avait tellement lieu de craindre qu’il fût appuyé par une émotion populaire, que les sénateurs chrétiens n’osèrent s’y opposer et se renfermèrent dans une abstention silencieuse. Ils se bornèrent à donner avis de l’incident à leur évêque, le pape Damase, en le priant d’en informer l’Empereur et de lui faire connaître les motifs de leur réserve.
Les délégués arrivèrent ainsi à Milan, porteurs d’une délibération qui avait au moins l’apparence de l’unanimité. Mais, à leur grand désappointement, la porte du palais impérial leur fut fermée. Ce furent des méchants, devaient-ils dire plus tard, qui nous firent refuser l’audience. L’un de ces méchants, ou plutôt le seul que tout le monde reconnut, et qui se nommait d’ailleurs lui-même, c’était Ambroise, de qui l’idée première de cette audacieuse résolution était partie.
La même influence ne tarda pas à rendre la mesure complète et définitive par la suppression de tous les revenus consacrés à l’entretien de l’autel, comme aux pontifes et aux vestales chargés de le desservir. Quand le paganisme était ainsi hardiment provoqué derrière le dernier rempart où l’abritaient tant de souvenirs, l’hérésie ne devait pas non plus s’attendre à être ménagée.
Ambroise résolut d ‘aller chercher là où elle semblait le mieux en mesure de se défendre, à Sirmium, où l’impératrice Justine s’était retirée, groupant, autour du jeune Valentinien, une petite cour sourdement opposée à celle de son frère. Il prit pour s’y rendre l’occasion de la nomination d’un évêque, choisi parmi les catholiques, dans leurs rangs, mais dont Justine avait combattu l’élection par tous les moyens en son pouvoir.
Appelé par le nouvel élu, il n’hésita pas à venir le consacrer. Le jour où la cérémonie dut avoir lieu, une foule hostile était ameutée dans l’Église et accueillit Ambroise avec des huées et des menaces. Un groupe de femmes surtout paraissait très animé, et l’une d’elles même porta la main sur lui et le retenant par un pli de son manteau voulut l’empêcher de s’asseoir sur le siège qui lui était réservé.
« Ne me touchez pas », dit le saint évêque, en se retournant vers elle, « je suis prêtre, tout indigne que je sois de l’être, et vous n’avez pas le droit de mettre la main sur un prêtre; prenez garde que Dieu vous punisse et qu’il vous arrive malheur. »
Tout le monde se tut, et la consécration s’acheva au milieu d’une crainte silencieuse. Peu de jours après, la femme que le regard d’Ambroise avait frappée de terreur se trouvait atteinte d’une maladie mortelle : ce fut la menace divine qui parut s’accomplir. Sous cette forte impulsion, l’hérésie arienne disparut rapidement de toute la partie de l’Église où s’étendait l’influence d’Ambroise : quelques évêques qui la professaient encore furent déposés par une réunion de tout l’épiscopat de la haute Italie qu’Ambroise, avec l’autorisation de Gratien, fit convoquer à Aquilée et dont il dirigea les délibérations.
Le crédit dont jouissait Ambroise, et dont il faisait un si courageux et si éclatant usage, fut naturellement bientôt assez connu pour que de toutes parts on recourût à sa protection. C’était à qui avait hâte de venir le trouver comme le plus favorable intermédiaire qu’on pût employer pour obtenir les grâces ou les libéralités impériales. Mais il ne fallait lui parler ni d’une nomination ni d’un avancement à obtenir dans la cour ou dans l’armée.
Il s’était fait une règle de s’abstenir de prendre part à tout ce qui portait un caractère de faveur ou d’ambition. À cette seule exception près, il ouvrait l’oreille à toutes les demandes, surtout aux plaintes des faibles et des opprimés, qui l’entretenaient soit d’infortune à soulager, soit d’un droit lésé à défendre. Pour être sûr de n’écarter personne de ceux qui avaient besoin d’un secours ou d’un conseil, il laissait sa porte ouverte à toute heure : on entrait, sans prévenir et sans demander à être admis.
Ainsi se formait autour de lui une clientèle suppliante ou reconnaissante qui le suivait, l’abordait même dans les lieux publics, à ce point que, plus tard, des courtisans que cette popularité offusquait l’accusaient de ne pouvoir faire un pas sans qu’un rassemblement vînt lui faire cortège. Son patronage s’étendait à tous sans distinction de classe ou de culte. Ainsi, un chroniqueur nous raconte qu’ayant appris qu’un malheureux païen était condamné à mort pour quelques paroles prononcées contre l’Empereur, et allait être conduit au supplice, il se rendit sur-le-champ au palais pour demander sa grâce.
Gratien était absent, venant de partir pour la chasse, genre de divertissement auquel il s’adonnait volontiers, et dont il avait défendu qu’on vînt le déranger. Forçant la consigne et entrant par une porte de derrière à la suite d’un piqueur qui amenait un relais de chiens, l’évêque se présenta inopinément devant le prince qui, pour la première fois, témoigna son déplaisir de cette apparition imprévue. Quand il connut le but de la démarche :
« Mais cet homme m’a offensé, dit-il avec une nuance d’humeur encore plus marquée.
— Raison de plus, dit Ambroise, pour l’épargner », et à force d’instances, il arracha la faveur qu’il réclamait.
Ce n’étaient pas toujours des gens d’humble condition qui s’adressaient à lui. Ses confrères en épiscopat et ses anciens collègues dans l’administration venaient le chercher aussi pour hâter l’expédition des affaires qu’ils désiraient voir réussir. Qu’il s’agît d’intérêts religieux ou civils, sa compétence étant également reconnue, on plaçait la même confiance dans son intervention. C’est ainsi que dans la correspondance du préfet de Rome, Symmaque (qui avait hérité cette haute charge du père dont il portait le nom), on trouve plus d’une lettre adressée à son ancien compagnon de jeunesse, pour le prier de prendre en mains plusieurs causes dont il souhaitait le succès.
Il lui recommande avec chaleur des amis malheureux.
« Ne vous étonnez pas, dit-il, si j’insiste, bien que je sache avec quelle fidélité votre amitié s’acquitte des commissions dont vous vous chargez, mais quand on est dans la peine, une seule recommandation ne suffit pas. Ceux qui ont besoin de secours implorent l’appui de ceux que tout le monde respecte. »
D’autres, au lieu de lui écrire, croyaient mieux faire de venir le trouver. Il les recevait alors avec une bienveillante hospitalité, dans sa modeste demeure située le long de l’enceinte des murailles de la ville, au lieu même où s’éleva plus tard la basilique qui lui fut consacrée. Il y vivait en communauté avec les principaux prêtres de son diocèse. L’ordinaire était des plus simples, et toutes les règles du jeûne le plus sévère étaient strictement observées. Mais quand il s’agissait de recevoir des hôtes de distinction, l’ancien patricien (dit avec raison un historien récent) se retrouvait ce jour-là, et il voulait que le service fût fait avec une noble décence. « Exercez l’hospitalité de bon cœur et sans un air contraint », écrivait-il à un nouvel évêque qui lui demandait conseil.
« Surtout, disait-il encore, il ne faut rien de vulgaire, rien qui sente le peuple, rien qui rappelle les mœurs et les manières d’une multitude mal apprise ».
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Il faut ajouter que ce n’était pas seulement pour provoquer des décisions impériales qu’on recourait à l’évêque, comme à une sorte de ministre d’État officieux : c’était souvent aussi pour prononcer lui-même, et lui seul, sur des différends dont on lui déférait l’arbitrage. On connaît le texte fameux de saint Paul reprochant aux chrétiens de Corinthe de faire appel aux tribunaux séculiers pour trancher les litiges qui pouvaient s’élever entre eux :
« Est-il possible, leur dit l’apôtre, qu’il n’y ait pas parmi vous un homme sage qui puisse être juge entre ses frères ? »
Cet homme sage pour la communauté chrétienne parut bientôt tout désigné : ce fut l’évêque. De là l’usage, déjà très répandu, de confier au premier pasteur, en outre de la direction spirituelle qu’il tenait de l’Église, une sorte de magistrature paternelle. Les fidèles le chargeaient de prendre connaissance de leurs intérêts purement humains, afin de maintenir la paix dans les familles et de régler le droit au nom de la conscience, souvent plus scrupuleuse que les lois civiles.
Mais quand cet évêque s’appelait Ambroise et qu’on trouvait en lui un juriste expert et consommé, de qui aurait-on pu attendre une sentence plus propre à concilier la justice et la charité? Aussi les appels à l’audience épiscopale (c’était le nom déjà donné à cette juridiction amicale) devenaient à Milan de plus en plus nombreux, et d’après les correspondances que nous avons gardées et où Ambroise examine les questions à lui soumises par les plaideurs, on voit que ses décisions étaient toujours rendues avec une haute et fine impartialité.
Il en est même où un intérêt ecclésiastique pourrait sembler engagé, et où, au risque de causer quelque surprise, il n’hésitait pas à en recommander le sacrifice.
Source : Saint Amrboise -Duc de Broglie – 1899