Comparée à l’histoire du « Notre Père », celle du « Je vous salue, Marie » est beaucoup plus complexe. Pour le Pater, il n’y a pas de problème, même si les Évangiles de Luc et de Matthieu nous en donnent deux expressions un peu différentes, reflets probables des diverses façons dont les communautés chrétiennes primitives l’ont récité.
L’histoire de l’Ave Maria dure quinze siècles environ, et nous ne pouvons la suivre pas à pas car nous la connaissons mal. Mais nous avons assez de points de repère pour nous en faire une idée exacte, même si elle reste incomplète. Il nous faut d’abord distinguer nettement les deux parties de la prière : la première sous forme de louange et la deuxième sous forme de supplication. La première a existé longtemps toute seule. C’est d’elle qu’il va d’abord être question.
La première partie de l’Ave Maria : sa genèse
À première vue, elle se compose de deux petits extraits de l’Évangile de Luc : la salutation de l’ange (1, 28) et la réponse d’Élisabeth à Marie (1, 42). Seuls les noms de Marie et de Jésus ont été ajoutés. À y regarder de plus près, les références semblent plus complexes ! Vous êtes bénie entre toutes les femmes : qui parle ? Ces mots sont-ils à mettre dans la bouche d’Élisabeth ou dans celle de l’ange, ou dans l’une et l’autre ?
La plupart des éditions actuelles de l’Évangile les attribuent à Élisabeth. Mais l’édition du Nouveau Testament du Père Merk les introduit en Lc 1, 28, en les mettant toutefois entre parenthèses. Dans son commentaire de saint Luc, le Père Lagrange écrivait que l’attribution à Gabriel avait « d’excellentes autorités, mais qui sont suspectes d’avoir harmonisé avec v. 42. »
Quelles sont ces autorités qui mettent la bénédiction dans la bouche de l’ange ? Dès le milieu du IIe siècle, le Protévangile de Jacques (11,1) et le Diatessaron de Tatien. Au tournant des IIe et IIIe siècles, Tertullien dans Le Voile des vierges, puis, au IVe siècle, Eusèbe de Césarée. Au IVe siècle, en commentant Tatien, Ephrem le Syrien souligne la double bénédiction de l’ange et d’Élisabeth :
« Et Élisabeth confirma cette parole, disant une nouvelle fois : Tu es bénie parmi les femmes. »
Saint Ambroise connaît lui aussi l’attribution à l’ange. Cette leçon (= version) se trouve aussi dans le Codex Ephraemi du Ve siècle, dans le Codex Bezae des Ve– VIe siècles, ainsi que dans le Syriaque et la Vulgate. On la retrouve plus tard dans la liturgie en usage à Sainte-Marie Antique à Rome (en 650), ainsi que dans la liturgie byzantine.
Que conclure ? Il est certain que, même si cette leçon n’est pas originale, elle est « très ancienne ».
On a souligné que « ce mécanisme de mémoire traduit l’ancienneté plus grande encore du rapprochement de versets évangéliques pour la construction d’une formule de prière ».
Le nom de Marie : des usages variables
Dans le salut de l’ange, le nom de Marie n’est pas mentionné. C’est « pleine de grâce » qui est le nom de Marie sur les lèvres de Dieu. Il est bien difficile de saisir à quel moment de l’histoire ce nom a été introduit. Il est probable que, dès l’instant où l’on a utilisé le salut de l’ange comme prière, l’on a ajouté « Marie ».
Le premier témoignage semble être le graffito « Salut, Marie », écrit en grec sur un mur auprès de la grotte de l’Annonciation à Nazareth et datant du IIIe — IVe siècles. Le nom de Marie se trouve aussi sur deux ostraca égyptiens des VIe — VIIe siècles, chez Ildefonse de Tolède au VIIe siècle et chez Pierre Damien au XIe siècle. En revanche, au VIIIe siècle, Jean Damascène prêche longuement sur l’Annonciation en répétant sans cesse : « Salut, pleine de grâce », mais sans jamais y ajouter « Marie ».
De même, l’Hymne acathiste (= à chanter sans s’asseoir), si important dans la liturgie byzantine à partir du VIIIe siècle au moins, qui chante plus de cent cinquante fois « Salut », suivi d’un titre marial – une véritable litanie –, ne dit jamais : « Salut, Marie », ni d’ailleurs : « Salut, pleine de grâce », même si toute la prière est un développement de la salutation de Gabriel. Le nom de Marie apparaît une seule fois dans une antienne d’introduction.
L’usage liturgique précoce
C’est dans la liturgie que l’on décèle les premières formules annonciatrices de la première partie de l’Ave Maria. En Orient, la Liturgie de saint Jacques des IVe–Ve siècles chante « Salut, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi, tu es bénie parmi les femmes et béni le fruit de ton sein, car tu as engendré le sauveur de nos âmes » (même texte dans la Liturgie de saint Marc).
Les deux ostraca égyptiens sont les humbles témoins de ce qui devait être entendu dans les liturgies. L’un d’eux commence par « Salut, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi » et porte, dans les dernières lignes, « Salut, Marie ». Le second commence par « Salut, Marie, pleine de grâce » et porte au verso « Salut, pleine de grâce, Marie; le Seigneur avec toi; tu es bénie parmi les femmes et béni est le fruit de ton sein, car tu as conçu le Christ, le Fils de Dieu, le rédempteur de nos âmes ».
La fête byzantine de l’Annonciation (aux VIe–VIIe siècles), « qui nous fait sans aucun doute entrer le plus avant dans la grande mariologie byzantine » (L. Bouyer ), contient plusieurs textes qui expriment la foi de l’Église dans le rôle de Marie :
« Salut, toute bénie et remplie de la grâce de Dieu. Béni soit le fruit divin et immortel de vos entrailles, Lui qui par vous accorde au monde entier sa grande pitié. »
« Salut, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous; vous enfanterez le Fils qui procède du Père avant les siècles et qui sauvera son peuple de ses offenses. »
« Salut, toute pleine de grâce, le Seigneur est avec vous; salut, pure Vierge; salut, épouse non épousée; salut, Mère de vie; béni est le fruit de vos entrailles ! »
Au VIIIe siècle, Jean Damascène a la formule liturgique :
« Salut, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi. Tu es béni entre les femmes et le fruit de tes entrailles est béni. »
Il ne manque plus que les noms de Marie et de Jésus. En Occident, la première partie de l’Ave Maria est introduite dans la liturgie latine aux VIe–VIIe siècles, par le pape saint Grégoire le Grand, ou par quelqu’autre personnage moins célèbre. On la trouve en effet au chant d’offertoire du IVe dimanche de l’Avent : Ave Maria, gratia plena : Dominus tecum : benedicta tu in mulieribus, et benedictus fructus ventris tui.
Il peut s’agir d’un remploi de l’antienne d’offertoire du mercredi des Quatre-Temps d’hiver, le jour où l’on lisait l’Évangile de l’Annonciation (les Messes des Quatre-Temps sont parmi les plus anciennes de la liturgie romaine). Quelle qu’en soit l’origine, il convient de remarquer que cette antienne ne s’est jamais terminée par « Jésus ».
La première partie de l’Ave Maria devient une prière usuelle au Moyen-Âge
Malgré son introduction précoce dans la liturgie, l’Ave Maria met du temps à se populariser. Certes, au VIIe siècle, Ildefonse, évêque de Tolède, récite plusieurs fois l’Ave Maria lors d’une vision, en se mettant à genoux. Mais il s’agit d’un témoignage exceptionnel. En fait, il faut attendre le XIe siècle pour être assuré, avec le témoignage de saint Pierre Damien († 1072), que l’Ave Maria devient une prière populaire en faveur. Il rapporte d’un clerc qu’il récitait chaque jour l’Ave Maria jusqu’à benedicta tu in mulieribus.
Au XIIe siècle, qui connaît un grand essor de la piété mariale, Amédée de Lausanne, abbé de l’abbaye cistercienne de Hautecombe († vers 1159), est, semble-t-il, le premier à ajouter le nom de « Jésus ». Cette addition est peut-être due à l’intention d’introduire la doxologie finale de l’homélie qui s’achève ainsi :
« Je te salue, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi, tu es bénie entre toutes les femmes, et béni le fruit de ton sein, Jésus-Christ, qui est par dessus toutes choses le Dieu béni dans les siècles des siècles. »
À la même époque, un ermite du Hainaut, saint Albert, disait l’Ave Maria en faisant cent fois par jour des génuflexions. C’est à Paris que la Salutation angélique est prescrite pour la première fois : en 1198, l’évêque exhorte à la récitation de l’Ave Maria avec le Pater et le Credo.
Vers 1210, les statuts synodaux de Paris – qui préparent les décisions du grand concile de Latran IV de 1215 – invitent tous les chrétiens à apprendre et à réciter l’Ave Maria. Désormais, à partir du XIIIe siècle donc, les points de repère se multiplient. En voici quelques exemples.
Vers 1230, un chapitre général des Chartreux demande aux prieurs d’apprendre aux novices convers l’Ave Maria, en plus du Pater et du Credo. En 1261, un chartreux du diocèse de Nevers « avait résolu au fond de son cœur d’offrir à la Vierge, le jour comme la nuit, cent fois l’Ave angélique suivi de la béatification du fruit de son sein. »
C’est dans un bréviaire des Chartreux de la première moitié du XIVe siècle qu’on aura la première apparition de la récitation de l’Ave Maria avant les Heures. Un compagnon de saint Dominique était mort en tenant en main une cordelette de nœuds qui lui servait à compter ses Ave. Il en récitait des milliers par jour.
En 1266, le chapitre général des Dominicains demande aux frères convers de dire chaque jour l’Ave Maria en nombre égal à celui du Pater dans leur office. Saint Thomas d’Aquin ( † 1274) compose un court commentaire de l’Ave Maria jusqu’à benedictus fructus ventris tui. Il n’est donc pas étonnant que, dès 1277, les béguines de Gand, dirigées par les Dominicains, récitent chaque jour trois fois cinquante Ave Maria.
Sainte Mechtilde de Magdebourg († 1280), profondément attachée à l’Ordre dominicain, récite chaque jour trois Ave Maria en l’honneur du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Au même moment, entre 1200 et 1250, dans les pays du nord de l’Europe, certaines cloches portaient des inscriptions comme celle-ci :
« Maître Jacques m’a faite. Il m’a donnée à … pour l’âme de sa chère épouse… Que Dieu bénisse celui qui m’a érigée. Je te salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec toi. Tu es bénie entre toutes les femmes. »
Le témoignage de sainte Gertrude d’Helfta (1256–1302) est particulièrement intéressant, car on voit comment la dévotion à la Vierge Marie prépare l’usage du Rosaire et inclut déjà la supplication de la seconde partie de l’Ave Maria. À la fête de l’Annonciation, au cours de la récitation de l’Invitatoire Ave Maria, « Gertrude vit trois ruisseaux impétueux jaillir de leur source du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et couler dans le cœur de la Vierge-Mère pour remonter avec la même rapidité à leur source divine (…) À chaque Ave Maria récité dévotement par les fidèles, ces trois ruisseaux venaient cerner de toutes parts la bienheureuse Vierge, traverser son cœur très saint et remonter vers leur source première en produisant d’admirables effets (…) Les fidèles, en répétant cette salutation, sentent se renouveler en eux tout le bien qui leur est venu par le mystère de l’Incarnation. »
Gertrude apprend de Marie à réciter chaque jour de l’octave de l’Annonciation quarante-cinq Ave Maria, « en mémoire des jours que le Seigneur mit à croître dans son sein. » (p. 143)
Déjà, en récitant cette première partie de l’Ave Maria, Gertrude comprend qu’il faut prier pour les souffrants, pour la persévérance des pénitents, pour le pardon des pécheurs (p. 143). À chaque Ave Maria, il fallait ajouter ces mots, tirés de la Lettre aux Hébreux (1, 3) :
« Jésus splendeur de la clarté paternelle et figure de sa substance ». (p. 145)
À la fête de l’Assomption, Gertrude, malade, « ne pouvait malgré son désir réciter autant d’Ave Maria que la bienheureuse Vierge avait passé d’années sur la terre. »
Pour la Nativité de Marie, elle récite autant d’Ave Maria que de jours de la présence de Marie dans le sein de sa Mère . À Complies, « elle offrit à la bienheureuse Vierge 150 Ave Maria (…) lui demandant de daigner l’assister à l’heure de la mort avec toute sa tendresse maternelle. » (p. 431)
Pour une jeune fille défunte, toutes les Sœurs récitent le Psautier en ajoutant après chaque psaume un Ave Maria. La récitation de la première partie de l’Ave Maria s’est donc généralisée en Occident à partir du XIe siècle.
Au XIVe siècle, plusieurs synodes des pays nordiques prennent la même mesure que le synode parisien de 1210. Il s’agit peut-être de contraindre des récalcitrants, il s’agit plus sûrement d’entériner une pratique bien enracinée. On avait l’habitude d’entendre les prédicateurs la réciter avant le sermon, on la gravait sur les pierres et sur les cloches des églises, surtout celle destinée à sonner le glas, tout particulièrement dans les pays nordiques.
Sauf exception (on a vu celle d’Amédée de Lausanne), la prière s’arrête à ventris tui. Le nom de Jésus est omis. Selon de vieux documents, c’est le pape Urbain IV (1261–1264) qui a accordé une indulgence pour l’addition du nom de Jésus-Christ. Ensuite, cette clausule se répandra assez vite, à la fin du XIVe et au XVe siècle.
La seconde partie de l’Ave Maria : le cri de la supplication Dom Capelle écrit :
« Incoerciblement, vers la toute-puissance suppliante, le peuple chrétien pousse son cri lorsqu’il s’adresse à Marie. Il ne saurait se contenter de la louer. C’est lui qui a fait de l’Ave Maria l’appel des pécheurs. »
Dès le IIIe siècle, le Sub tuum, découvert en grec sur un papyrus, est une prière de supplication à Marie, Mère de Dieu. Au IVe siècle, saint Augustin achève un sermon en priant Marie pour les différentes catégories de chrétiens. Dans la liturgie byzantine de l’Annonciation, louange et supplication se mêlent :
« Salut, pleine de grâce ! C’est de vous que nous vient le salut, le Christ notre Dieu qui, ayant assumé notre nature, l’a élevée à la hauteur de la sienne. Priez-le de sauver nos âmes. »
Au VIIIe siècle, saint André de Crète parle de Marie « par laquelle, pécheurs, nous recevons la faveur de la divinité. »
Dans la Divine Comédie, Dante ( † 1321) écrit :
« …et le fruit de vos entrailles, que je prie de nous garder du mal, Jésus-Christ (…) Priez Dieu pour nous de nous pardonner et de nous donner la grâce de vivre de telle sorte ici-bas qu’il nous donne le paradis à notre mort. »
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Un peu plus tard, un bréviaire cartusien de 1350 porte : Sancta Maria, ora pro nobis peccatoribus, nunc et in hora mortis, Amen et, au siècle suivant, saint Bernardin de Sienne, dans un sermon sur la Passion, est le témoin de la formule :
« Sainte Marie, priez pour nous pécheurs. »
Vers la fin du XIVe siècle, on récite donc l’Ave Maria dans sa version longue, au moins dans certaines régions de l’Europe. Ce sont les bréviaires du XVIe siècle (celui des Trinitaires de 1514, des Franciscains de 1525, des Chartreux de 1562) qui donnent la formule complète encore en usage aujourd’hui.
Elle est introduite dans le bréviaire romain révisé, édité par le pape saint Pie V en 1568. Entre la salutation de l’ange Gabriel et la consécration officielle de l’Ave Maria, il y a donc une longue histoire de plus de 1500 ans. C’est le lent développement de la prière mariale que nous exprimons lorsque, à longueur de vie, nous égrenons nos « Je vous salue, Marie ».
Un mot de saint Grégoire de Nysse (IVe siècle) peut servir de conclusion. Dans une homélie de Noël, il définit la salutation de l’ange comme « les paroles de la mystagogie », c’est-à-dire de l’initiation au mystère de Dieu.
C’est dire combien la prière de l’Ave Maria n’est pas simplement un acte de piété, mais un acte de foi dans le mystère de Dieu avec les hommes, inauguré au jour de l’Annonciation.
Source : Je vous salue, Marie : Une longue histoire – Mgr Paul-Marie Guillaume
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