Aidé par ce secours divin, frère Henri s’affranchit des affections humaines et se livra tout entier à la solitude et au silence de l’âme.
Il parvint à consacrer tous ses instants à une contemplation intérieure qui tendait sans cesse à jouir de la divine Sagesse. Ce violent désir naquit dans ce jeune cœur, si enclin à aimer, en voyant dans les saintes Écritures que l’éternelle Sagesse s’offre aux hommes comme une tendre vierge qui les séduit par des charmes incomparables, et qui gagne leurs âmes par ses saintes et douces leçons; car elle leur découvre la fausseté, l’inconstance des autres affections, et leur fait comprendre la félicité, la douceur ineffable de son amour.
Ce jeune homme, captivé comme le cerf l’est par l’odeur de la panthère, se passionna pour l’éternelle Sagesse. Un jour, entendant lire à table quelques-unes de ses délicieuses paroles dans les livres de Salomon, il se prit à gémir, à soupirer, à brûler d’une véritable flamme pour une vierge si adorable. Mon cœur, disait-il en lui-même, mon cœur est jeune, ardent et porté à l’amour; il m’est impossible de vivre sans aimer; les créatures ne sauraient me plaire et ne peuvent me donner la paix; oui, je veux tenter fortune, et tâcher d’obtenir les bonnes grâces de cette divine et sainte amie dont on raconte des choses si admirables et si sublimes : que je serais heureux si je pouvais avoir son amitié et jouir de sa tendresse!
Peu après, il entendit encore lire à table ces autres paroles de la divine Sagesse :
« La Sagesse est plus éclatante que le soleil, elle est plus belle que l’harmonie des cieux; et quand on la compare à la lumière, on la trouve supérieure. Aussi je l’ai aimée, je l’ai recherchée dès mon enfance, je l’ai demandée pour épouse, et je suis devenu l’adorateur de ses charmes. Avec cette épouse, je resplendirai devant les peuples; tous m’honoreront, les jeunes gens comme les vieillards; je rendrai mon nom immortel, et je laisserai à mes descendants un souvenir qui ne s’effacera pas; et puis, quand cette épouse céleste viendra habiter mon cœur, comme mon âme se reposera doucement en elle !
Sa présence et ses entretiens ne peuvent causer d’ennui et d’amertume; elle apporte toujours, au contraire, une paix et une joie continuelle. C’est avec la sagesse que le Seigneur a bâti la terre au-dessus des abîmes, et c’est sa prudence qui a ordonné les cieux; c’est la Sagesse qui rend féconds les fontaines et les gouffres; c’est elle qui nourrit les nuages de rosées. Oh ! celui qui l’aime, cette Sagesse, qui l’embrasse, la possède et la suit dans tous ses sentiers, n’a pas à craindre les égarements et les chutes. Quand il voudra dormir, il ne sera point réveillé par les fantômes de l’épouvante; son repos sera assuré et son sommeil toujours délicieux. »
L’âme d’Henri se nourrissait de ces paroles de Salomon écrites à la louange de l’éternelle Sagesse, et cette méditation augmentait son amour. Mais le démon, qui déteste la lumière et la vérité, le tourmentait et cherchait à le détourner de sa route ; il lui présentait des pensées opposées à ses saints désirs.
« Que fais-tu ? disait-il : à quoi penses-tu, Henri ? quelle folie de vouloir aimer ce que tu ne connais pas, ce que tu n’as jamais vu ! Ne vaut-il pas mieux posséder une petite chose certaine que d’en tenter une grande qui est bien douteuse ? Quand on recherche l’amitié d’un homme puissant et illustre, on travaille des mois et des années sans réussir : que sera-ce donc pour toi, qui es si petit devant Dieu ! Comment pourras-tu jamais obtenir l’amitié de la Sagesse éternelle ? Ce qu’elle ordonne n’est-il pas même trop difficile pour la jeunesse ? Si c’était une amie discrète qui te permît de penser à toi et à ton bien-être, tu pourrais justifier ton amour. Mais ne veut-elle point que ses amants soient les ennemis d’eux-mêmes, qu’ils se privent de sommeil, de nourriture, de vin, de délassements, de plaisirs ? et, ce qui est plus cruel, ceux qui n’obéissent pas à ses ordres seront dans les adversités et les pièges de la mort.
Il est écrit : « Celui qui aime le vin et la bonne chère sera dans la misère ; » et encore : « Paresseux, quand quitteras-tu ta couche ? quand sortiras-tu de ton sommeil ? Tu épargnes les mains, et tu te reposes. Mais voici la pauvreté qui vient à grands pas, et le besoin qui t’attaque comme un homme armé. » Une amie peut-elle dire à ses amis des choses si dures ? »
L’inspiration lui venait d’en haut pour répondre à ces attaques :
« Quel est l’amant qui n’a point souffert ? N’est-ce pas une loi de l’amour que celui qui veut aimer se soumette à la peine et à la douleur ? Aimer est d’ordinaire un martyre, et ne vaut-il pas mieux supporter les rigueurs de ce martyre en aspirant à une amie, à une épouse si noble, si glorieuse et si divine ? Vois quelles fatigues, quels dégoûts et quels déboires endurent les amants du monde. »
C’est ainsi qu’il encourageait son âme à la persévérance ; mais le grand combat intérieur ne cessait pas : tantôt il se sentait plein d’un saint courage ; tantôt il se voyait abattu et captivé par les choses terrestres et passagères. Cette agitation, cette fluctuation entre Dieu et le monde l’affligeait et le troublait ; mais à la fin pourtant la résolution de se donner entièrement à Dieu triomphait et l’arrachait aux affections d’ici-bas.
Un jour, sa force s’accrut beaucoup en entendant lire à table ces paroles de l’éternelle Sagesse :
« Comme le térébinthe, j’ai étendu mes rameaux, et ce sont des rameaux d’honneur et de grâce. Je suis connue comme le Liban dans sa jeunesse; je remplis les lieux que j’habite, et ma bonne odeur est un baume sans mélange. Celui qui me trouvera, trouvera la vie, et le Seigneur sera la source de son salut. »
À ces paroles étaient opposées celles qui parlent des amours profanes :
« J’ai trouvé la femme plus amère que la mort; elle est semblable au piège du chasseur, son cœur est un filet tendu et ses mains de véritables chaînes ; l’ami de Dieu la fuira, mais le pécheur deviendra sa proie. »
Alors, le jeune Henri s’écriait : Que ces paroles sont vraies ! La femme, c’est la mort ; l’éternelle Sagesse, c’est la vie. Aussi, je veux décidément la prendre pour épouse et me donner tout entier à son service et à son amour. Oh ! si je pouvais la voir au moins une fois, si j’obtenais la grâce de lui parler, combien je m’estimerais heureux ! Que doit être celle qui parle si éloquemment d’elle-même, et qui promet de si grands biens à ses adorateurs ! Est-ce Dieu, est-ce une science, un symbole, une créature de la terre ou du ciel?
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Au milieu de ces élans, la divine Sagesse lui apparut au loin, élevée sur une colonne de nuée et sur un trône d’ivoire, avec une majesté plus brillante que le matin, plus éblouissante que le soleil ; sa couronne était l’éternité ; son voile et son vêtement, la félicité ; son langage, la douceur ; et ses embrassements, l’abondance et la possession de tout bien. Elle paraissait à la fois éloignée et proche, sublime et humble, évidente et cachée, simple et pourtant incompréhensible ; plus élevée que les hauteurs des cieux, plus profonde que les abîmes de la mer ; c’était comme une reine qui régnait avec puissance jusqu’aux limites de la terre, et qui gouvernait toute créature avec douceur.
Tantôt il lui semblait une pure et charmante vierge ; tantôt un jeune homme d’une exquise beauté ; tantôt c’était une maîtresse savante en toute chose ; tantôt une tendre amie qui se tournait doucement vers lui et lui souriait avec grâce et majesté, en lui disant : « Fili, prœbe mihi cor tuum : Mon fils, donne-moi ton cœur. » Alors il se précipitait à ses pieds et lui rendait les plus humbles, les plus amoureuses actions de grâces.
L’éternelle Sagesse disparut et laissa son cœur plein de pensées célestes et d’enthousiasme pour sa beauté. D’où peut donc, disait-il, venir tant d’amour, d’amabilité, de beauté, de splendeur, de grâces et de charmes ? Tant de choses précieuses peuvent-elles avoir une autre origine que le sein fécond de la Divinité même ? Me voilà donc, éternelle Sagesse, tout entier à votre amour ! Oui, je vous veux, je vous choisis pour ma bien-aimée, pour la souveraine de mon cœur ; et c’est avec les sentiments les plus vifs de mon âme que je vous embrasse, que je m’attache à vous. En vous est réuni d’une manière ineffable tout ce qu’on peut imaginer de beau, de précieux, d’aimable, de parfait ; vous seule êtes un fleuve éternel de délices, une fontaine d’où s’échappent tous les biens, un abîme incompréhensible de grâce et de bonté.
Source : Les œuvres du bienheureux Henri Suso – 1856