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Qu’est-ce que le jugement ? Sources d’erreurs

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Le jugement est-il un acte distinct de la perception ? est-il simplement la perception des rapports que deux idées ont entre elles ? Il n’entre point dans notre plan de résoudre ces questions abstraites, et nous les remplacerons avec fruit, je l’ose croire, par des définitions pratiques.

Juger, c’est affirmer mentalement qu’une chose est ou n’est point, qu’elle est ou n’est point d’une certaine manière. On nomme proposition l’expression d’un jugement. Les axiomes faux, les propositions prises en un sens trop étendu, les définitions incomplètes, les expressions vagues, les suppositions gratuites, les préjugés, telles sont les sources des erreurs de notre jugement.

Toute science a besoin d’un point d’appui. C’est le fondement sur lequel l’architecte élève son édifice. Mais les architectes de la pensée ne trouvent pas tous le fond solide, et l’homme ne sait point attendre. Ce qui demanderait l’expérience et le labeur des siècles, il veut le produire en un jour, s’il ne trouve pas, il invente. Si la réalité lui fait défaut, il élève ses frêles constructions sur les rêves de son imagination, à force de sophismes, il en vient à se faire illusion à lui-même.

Il convertit en vérités incontestables ce qu’il sait bien n’avoir été, dans le principe, qu’une forme vague de sa pensée, qu’une apparence sans fixité. Les exceptions, lui sont-elles, un embarras dans les systèmes qu’il invente, il formule une proposition générale, il l’érige en axiome. Cet axiome doit se prêter à mille interprétations, se resserrer ou s’étendre à volonté, selon les besoins des circonstances et de la cause, et il le conçoit en termes vagues, généraux, confus, inintelligibles.

Que s’il s’élève dans son esprit quelques scrupules touchant les vérités qu’il établit de la sorte, s’il craint de voir s’écrouler en entier l’édifice construit avec tant de peine, chose étrange ! oubliant son point de départ, il se rassure en disant : ma base est solide, c’est un axiome, un axiome est un principe d’éternelle vérité ! Un axiome doit frapper notre esprit, entrainer notre adhésion, comme les rayons du soleil frappent nos yeux et nous font croire à la lumière.

À toute proposition qui ne se présente point avec cette évidence, refusez ce nom sans hésiter. Vous avez compris chacun des termes d’une proposition, et vous n’êtes pas convaincu : ce n’est point un axiome, défiez-vous. S’il importe à un si haut degré d’être sévère, c’est que l’erreur ici peut changer complétement notre point de vue, le danger est d’autant plus grand que notre sécurité serait plus entière.

Si l’essence des choses nous était connue, il nous serait facile d’établir des propositions générales, sans exception, car l’essence étant la même pour l’espèce tout entière, ce que nous affirmerions d’un seul individu serait également affirmé de tous. Mais le plus souvent nous n’avons sur ce point que des connaissances imparfaites, ou nous ne savons rien, voilà pourquoi nous ne pouvons parler des êtres que relativement à celles de leurs propriétés qui sont à notre portée, nous ignorons même, si ces propriétés ont leur racine dans l’essence des choses ou sont purement accidentelles.

Les propositions générales que nous établissons se ressentent de cette impuissance de notre esprit, et comme, après tout, elles n’expriment que nos conceptions et nos jugements, elles ne peuvent s’étendre au-delà du cercle que notre intelligence embrasse. De là tant d’exceptions imprévues, de là aussi l’exception si souvent prise pour la règle.

Quiconque établit une proposition générale est soumis à ces chances d’erreur, quelle que soit l’application de son esprit. Que sera-ce donc de ces propositions dans lesquelles la légèreté du fond le dispute à l’imperfection de la forme ?

Ce que nous avons dit des axiomes se peut dire également de la définition, puisqu’elle est le flambeau de la perception et du jugement, et que c’est grâce à son appui que le raisonnement peut marcher avec confiance. Une bonne définition est chose très difficile, impossible même en un grand nombre de cas. Définir, c’est expliquer l’essence de la chose définie, or, comment expliquer ce que l’on ne connaît point ? Malgré cette difficulté, il n’est pas de science qui ne se prévale d’une foule de définitions mises en circulation comme monnaie de bon aloi. Chose étrange ! tel écrivain s’élève contre cet abus, il l’attaque dans ses devanciers, avec une verve pleine de bon sens, mais pour remplacer aussitôt les définitions qu’il bat en brèche par des définitions nouvelles, pour relever sur une hypothèse de son choix l’édifice d’erreurs qu’il vient de renverser.

Si la définition se propose de faire connaître l’essence des choses, et s’il est si difficile d’atteindre ce résultat, pourquoi tant se presser ? Le but de nos recherches étant la connaissance de la nature des êtres, et, la définition devant exposer le résultat de ces recherches, pourquoi débuter par la conclusion ?

Définir, c’est poser l’équation d’où se dégage l’inconnue : dans la solution de tout problème, cette équation est la dernière. Nous ne pouvons définir d’une manière exacte que les êtres de convention, parce qu’ils relèvent, pour ainsi dire, de notre volonté. Mais puisque l’essence des choses nous échappe, au moins devrions-nous établir rigoureusement le sens de nos définitions, c’est-à-dire définir le mot par lequel nous prétendons exprimer la chose.

Je ne sais ce qu’est le soleil, je ne connais point sa nature, il m’est donc impossible de le définir. Toutefois, comme je sais ce que j’entends par le mot soleil, il doit m’être facile d’expliquer le sens que j’attache à ce mot.

Qu’est-ce que le soleil ?

– Je l’ignore.

– Qu’entendez-vous par le mot soleil ?

– J’entends cet astre, dont la présence amène, et dont l’absence retire le jour

Ceci me conduit à parler des expressions vagues et mal définies. Examen du mot Égalité. En apparence, rien de moins difficile que de définir un mot, car il est naturel de supposer que celui qui parle sait ce qu’il dit, cependant, l’expérience prouve qu’il n’en est pas toujours ainsi. Les hommes capables de préciser le sens des mots qu’ils emploient sont assez rares.

La confusion dans les termes naît de la confusion des idées et l’augmente. Souvent, nous voyons éclater des discussions très animées et soutenus des deux parts avec un talent peu commun. Il est vrai qu’à chaque instant la question se déplace et change d’objet, mais la lutte n’en est point pour cela moins ardente, moins acharnée : on dirait des ennemis mortels sur un champ de bataille.

Voulez-vous faire tomber cette ardeur ? Relevez le mot sur lequel roule la discussion et demandez aux champions en quel sens ils l’emploient. Vous les prenez au déspourvu, ils ne s’attendaient pas à une attaque de ce côté, peut-être même cherchent-ils pour la première fois à se rendre compte, parce qu’ils y sont forcés, du sens vrai d’une expression dont ils ont fait des applications sans nombre.

Que si, chose rare ! on peut nous donner l’explication demandée, il se trouve qu’on ne s’entend pas sur la définition, la querelle engagée ou qui semblait engagée sur les choses change d’objet, on va disputer sur les termes. J’ai dit, semblait engagée ; car, dans la plupart des luttes de ce genre, une question de mots se cache sous la question de choses.

Il est dans toutes les langues des expressions vagues, trop générales, mal définies. Chacun les traduit à son point de vue, multiples comme le sentiment qui les interprète, elles font le désespoir de la logique, et semblent inventées pour tout confondre. Donnons un exemple :

« L’égalité est l’œuvre de Dieu, l’inégalité l’œuvre de l’homme. Des pleurs, un dernier gémissement, voilà ce qui commence et finit la vie. Point de différence entre le riche et le pauvre, entre le noble et le plébéien. La religion nous enseigne que nous avons tous une commune origine, une fin commune. Les inégalités monstrueuses qui déshonorent l’humanité sont l’œuvre de l’esprit du mal, si le peuple les subit, c’est que ses oppresseurs le laissent croupir dans l’ignorance, c’est qu’il oublie sa dignité. »

Cette définition déclamatoire de l’égalité chatouille agréablement certains amours-propres, et présente, on ne peut le nier, quelque chose de spécieux, mélange d’erreurs et de vérités, langage séducteur pour les esprits irréfléchis, ridicule confusion de mots pour le penseur.

C’est que, dans la même phrase, on donne au mot égalité des significations différentes, c’est qu’on l’applique en un même sens à des sujets aussi éloignés l’un de l’autre que le ciel et la terre, c’est que, d’un assemblage de contradictions passant résolument à des conclusions générales, on érige un sophisme en axiome, et on l’impose aux esprits faibles et prévenus.

Définissez, dirai-je, le mot égalité ? Ce mot se définit lui-même. Mais encore ? L’égalité est ce principe sacré qui veut qu’un homme ne soit ni plus ni moins qu’un autre homme. Définition bien vague. Deux hommes sont égaux en stature, suit-il de là qu’ils doivent l’être en tout le reste ? L’un, par exemple, est obèse comme l’illustre gouverneur de l’île Barataria, l’autre et flanqué comme le chevalier de la Triste-Figure, de plus, les hommes sont égaux ou inégaux en savoir, en vertus, en noblesse d’âme, etc.

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Il sera donc à propos de se mettre d’accord, avant de passer outre, sur le sens exact, positif, qu’il convient de donner au mot égalité. Je parle de l’égalité de nature, de cette égalité que le Créateur a lui-même établie, et contre laquelle le despotisme de l’homme ne saurait prescrire. Ce qui veut dire, sans doute, que, par nature, nous sommes tous égaux.

Source : Art d’arriver au vrai – Abbé Jacques Balmès – 1850

Publié par Napo

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