La conquête romaine ne fut pas moins favorable au progrès scientifique et littéraire. C’est par la colonie phocéenne de Marseille que la civilisation grecque s’était introduite dans la Gaule ; la politique romaine acheva l’œuvre qu’avaient commencée les émigrés de l’Ionie.
Tout ce qui détachait les Gaulois de leur langue et de leurs traditions pour les rapprocher de leurs vainqueurs, hâtait leur absorption dans ce vaste empire où étaient venues s’abîmer tant de nationalités. Rome le comprit : elle ne négligea rien pour développer dans le pays conquis le goût des études libérales.
À l’imitation de celle de Marseille, des écoles publiques, rétribuées par l’État, s’ouvrirent à Narbonne, à Arles, à Vienne, à Toulouse, à Nîmes, à Bordeaux, à Lyon, à Autun. L’imagination vive des Gaulois s’enflamma promptement au contact de ce monde nouveau qui s’ouvrait devant elle. Déjà, au commencement du IIe siècle, Pline le Jeune pouvait écrire à son ami Géminius qu’il se félicitait de ce que ses ouvrages étaient lus et appréciés à Lyon ; et Martial se faisait gloire de ce qu’à Vienne, l’antique cité des Allobroges, jeunes hommes et vieillards, tous lisaient ses vers.
Bien plus, la Gaule ne tarda pas à dépasser ses maîtres : tandis que l’éloquence latine s’éteignait à Rome, elle jetait un dernier reflet au-delà des Alpes, où Domitius Afer, Julius Secundus, Marcus Aper, Favorin d’Arles, précèdent les Mamertins, les Euinène, les Drépane, les Ausone, ces représentants attardés d’une littérature désormais sans âme et sans vie.
Si la domination romaine contribua puissamment à développer au-delà des Alpes le goût des arts et des lettres, elle fut loin d’exercer une influence aussi heureuse sur le caractère et les mœurs des Gaulois. Sans doute, ici encore, l’invasion étrangère produisit quelques bons résultats. Dans ce commerce d’esprit avec une nation plus polie, la race celtique se dépouilla en partie de sa rudesse native.
Plus d’une coutume barbare, cruelle même, disparut sous les édits des vainqueurs. Mais l’antique simplicité des mœurs et la noblesse des caractères firent place à la mollesse et à la servilité. Le gouvernement de Rome, profondément corrupteur comme tous les despotismes, énerva par le luxe et les plaisirs ceux qu’il avait eu tant de peine à dompter par les armes : au lieu de la liberté, il leur jeta en pâture l’or et les dignités.
Une fois le ressort moral affaibli chez un peuple autrefois si fier, la dissolution marcha vite. Bientôt l’aristocratie gauloise n’eut plus rien à envier a ces Romains de la décadence dont les historiens de l’Empire ont flétri les hontes. Elle se précipita dans la servitude avec un empressement qui étonnait Tacite signalant ce qu’il appelait l’abâtardissement des Gaulois.
On peut juger du degré de cet abaissement moral lorsqu’on voit, un demi-siècle après la conquête, les soixante cités de la Gaule décréter l’érection d’un temple gigantesque dédié au destructeur de leur nationalité. Quand un peuple arrive en si peu de temps à un tel excès de bassesse, il est mûr pour la tyrannie.
Aussi, pour que la Gaule puisse remonter un jour au rang des nations, il faudra que l’Évangile fasse germer des vertus dans ce sol épuisé, et qu’une race nouvelle, la race des Francs, se mélange avec l’ancienne, comme une branche vigoureuse vient se greffer sur un tronc languissant pour lui rendre la vie et la fécondité.
Déjà, Messieurs, nous pouvons conclure que la conquête de la Gaule par les Romains fut plus nuisible qu’utile à l’établissement du christianisme dans cette contrée. Certes, je ne veux pas nier que, sur ce point comme ailleurs, la réunion des peuples sous un seul et même sceptre n’ait été une sorte de préparation matérielle au triomphe de l’Évangile. Il est clair que la domination impériale, facilitant les communications avec la Gaule, en ouvrait les portes aux missionnaires de la foi.
Ceux-ci pouvaient, à leur tour, s’élancer sur les pas des légions le long de ces voies romaines dont le réseau stratégique enveloppait la terre jusqu’alors peu accessible des Galls et des Kinris. De plus, la diffusion du grec et du latin parmi les Celtes permettait à la prédication évangélique de se faire entendre de Marseille à Lutèce dans les deux langues qu’elle avait adoptées de préférence.
Mais que d’obstacles moraux à côté de ces avantages matériels ! Sans parler de l’intolérance romaine, des persécutions légales que le christianisme allait retrouver dans la Gaule comme dans les autres parties de l’empire, on peut affirmer avec certitude que l’abaissement des caractères et la corruption des mœurs, suites fatales de la domination étrangère, opposaient à la parole chrétienne la plus grande des difficultés.
Il vaut mieux mille fois, pour le triomphe de la vérité, une barbarie inculte, mais vigoureuse, qu’une barbarie qui emprunte à l’étranger les vices élégants d’une civilisation raffinée. En imposant aux vaincus les pratiques officielles d’un polythéisme sceptique et frivole, Rome avait tué les vieilles croyances de la Gaule, sans pouvoir les remplacer par un enseignement meilleur; il devait en résulter une indifférence pratique plus funeste que l’erreur.
Mais, pour bien comprendre l’obstacle qui surgissait de là aux progrès du christianisme, il faut que nous examinions de plus près la religion nationale des Gaulois. Quel est donc au juste le système religieux qui prévalait dans la Gaule avant la conquête romaine ? C’est ce qu’il est difficile de préciser en l’absence de monuments écrits et faute de renseignements bien sûrs.
D’abord, les anciens Gaulois n’ont pas laissé une syllabe concernant leurs croyances et leur culte. Les poésies des bardes kimris de la Grande-Bretagne, les Triades par exemple, dont on a fait tant de bruit dans ces derniers temps, sont beaucoup trop récentes et renferment trop d’éléments chrétiens pour qu’on puisse en tirer des inductions certaines sur le caractère religieux d’un âge tout à fait différent ; et l’on s’étonne à bon droit que des critiques français aient accordé tant de confiance à des productions qui ne remontent pas au-delà du Moyen Âge.
Quant aux monuments druidiques qui gisent épars sur notre sol, ce sont pour la plupart des blocs de pierre dont la destination primitive nous échappe fort souvent, tels que les kromlekhs, les dolmens, les menhirs, ou bien des statues, des bas-reliefs évidemment postérieurs à l’ère chrétienne. Il résulte de là que nous sommes réduits à feuilleter les auteurs grecs et latins pour trouver quelques données positives sur l’ancienne religion des Gaulois.
Or, l’on ne remplirait pas plus de six pages en réunissant tout ce qu’ont écrit là-dessus César, Diodore de Sicile, Pomponius Mêla, Strabon, Pline le Naturaliste et Lucain, les seuls qui aient traité ce sujet avec quelque étendue; encore leurs témoignages ne laissent-ils pas de se contredire plus d’une fois.
Vous concevez dès lors à quel point l’on se tromperait soi-même en se flattant d’avoir dit le dernier mot sur une question à tout le moins fort obscure. Aussi, Messieurs, ne peut-on qu’être surpris de voir quel enthousiasme naïf le druidisme, si peu connu, a rencontré chez quelques écrivains modernes qui prennent sans doute le paradoxe pour l’originalité.
Le mot de Tacite restera toujours vrai : omne ignotum pro magnifico est. « Tout ce qui est inconnu est fascinant. »
S’il fallait en croire l’auteur d’une histoire de France remarquable par ses tendances hostiles à l’Église, il n’aurait manqué au druidisme, pour être une religion à peu près parfaite, que l’esprit de charité. À l’entendre, la mission providentielle des druides a été de représenter dans le monde antique l’idée de l’immortalité ; leur hiérarchie est le modèle de ce qu’il y a eu de plus louable dans la constitution du clergé chrétien ; la seule doctrine druidique qui blesse le sentiment moderne, c’est la rechute de l’homme dans les existences animales, etc.
Tels sont les romans que l’on décore aujourd’hui du nom d’histoire ; c’est ce qu’on appelle de la haute critique. Nous demanderons à l’écrivain qui a su découvrir de si belles choses dans la religion de nos ancêtres païens, s’il croit véritablement que Jésus-Christ et les apôtres aient cherché parmi les druides le modèle de la hiérarchie ecclésiastique ; puis, s’il s’imagine par hasard que l’auteur du II e livre des Macchabées, en formulant le dogme du purgatoire, ait puisé dans les forêts de la Gaule cette doctrine essentiellement druidiques ; enfin, si ce qu’il appelle le sentiment moderne n’est pas légèrement blessé par cette monstrueuse pratique des sacrifices humains qui forme un des traits caractéristiques du druidisme. Mais laissons là ces fantaisies d’érudits en quête d’opinions singulières.
Un autre écrivain de la même école, dans un ouvrage intitulé Terre et Ciel, pousse jusqu’au lyrisme l’admiration qu’il éprouve pour le génie druidique. Il veut bien ne pas se lier à la religion des anciens Gaulois par une solidarité inconséquente, mais il y trouve un héritage à recueillir, un legs à féconder. Il s’agit pour lui de rentrer dans le plein courant de nos traditions nationales, en remplaçant le dogme de la création immédiate par celui de la préexistence des âmes et l’impitoyable enfer des chrétiens par le ciel gaulois.
Le vieux druidisme, dit-il, parle à son cœur ; c’est au nom du droit celtique qu’il faut renoncer au passé et ouvrir devant nous les portes de l’avenir. Oubliée, dans les confusions du Moyen Âge, la tradition gauloise n’attend peut-être que le signal de sa résurrection ; et ce serait manquer à la piété nationale que de la rejeter légèrement comme une leçon surannée ou inutile à étudier. Trop longtemps le vieux génie romain a pesé sur les peuples ; l’esprit de la Gaule s’est enfin réveillé : à elle d’ouvrir une nouvelle période théologique en nous ramenant à l’enseignement de ses druides.
Me voilà, je l’avoue, dans un grave embarras : je comptais, Messieurs, vous parler de l’établissement du christianisme dans la Gaule comme d’un immense progrès, et l’on nous invite tout simplement à retourner vers les kromlekhs et les menhirs pour y trouver une doctrine supérieure à l’Évangile. Peut-être en viendra-t-on un jour à nous proposer d’aller couper le gui sur les chênes avec une faucille d’or, le sixième jour de la lune, sous prétexte de reprendre le fil des traditions nationales interrompu par quinze siècles de christianisme.
Déjà les deux écrivains, dont je viens de parler, y trouvent un sens profond ; et je ne serais pas étonné que cette cérémonie séduisît l’imagination de quelque saint-simonien à la recherche d’un rituel pour la religion de l’avenir. Assurément, tout cela est fort plaisant ; mais, ce qui ne l’est guère, c’est la tendance que révèlent de pareilles assertions.
II y a dans ces rêveries d’esprits plus hardis que sensés un symptôme grave de l’état maladif qui menace de gagner les intelligences. En vain chercherait-on de nos jours ce fonds d’idées saines et fortes, cette fermeté de principes, ces habitudes logiques, ce besoin de règle et de mesure qui distinguaient autrefois la science française ; la fantaisie nous envahit de toutes parts : on n’aspire qu’à tailler dans le neuf, à créer des systèmes, à tromper les simples par des déclamations creuses et sonores.
Même au siècle dernier, la critique française n’avait pas encore déposé la louable habitude d’étudier les faits avec patience, de consulter les textes et les monuments au lieu d’aller se perdre dans le monde des chimères. Aujourd’hui, une certaine classe d’écrivains dédaigne ces moyens vulgaires : ils procèdent à priori, par intuition, par vues d’ensemble sur l’histoire de l’humanité.
Plus l’érudition est mince, plus l’affirmation est tranchante. C’est le règne des grands mots, des phrases à effet, des généralités vagues et indéfinies. La poésie, et quelle poésie ! se substitue à la réalité, et le roman tue l’histoire. L’âme des peuples, le génie des races, les instincts imaginatifs de l’humanité, tels sont les fantômes qu’évoque la baguette magique de nos romanciers philosophes.
Source : Des moyens de parvenir à la vraie et solide vertu
Jamais on ne montra plus de dédain pour le bon sens et la logique, ces deux grands maîtres de la vie humaine, et moins de défiance des caprices de l’imagination. Tel par exemple, pour expliquer que la doctrine de l’unité de Dieu s’est conservée chez le peuple juif, s’écrie avec emphase : le désert est monothéiste ! Et la foule des lecteurs de répéter après lui cette sublime naïveté : le désert est monothéiste !
Comme si les habitants du grand Sahara, le premier désert du monde, n’étaient pas les plus grossiers fétichistes qu’il y ait sur la terre. Tel autre fera de l’idée de l’immortalité l’apanage du génie druidique, tandis que cette doctrine est mille fois plus clairement exprimée dans les livres sacrés des Hébreux que par les coutumes bizarres des anciens Gaulois.
Source : Saint Irénée et l’éloquence chrétienne dans la gaule – Mgr Freppel – 1861
Excellent.