Les paroles de Dieu sont parfaitement distinctes d’après Sainte Thérèse d’Avila, mais on ne les entend pas des oreilles du corps, l’âme, néanmoins, les entend d’une manière beaucoup plus claire que si elles lui arrivaient par les sens. On a beau résister pour ne pas les entendre, tout effort est inutile.
Pour la parole humaine, il dépend de nous de ne pas l’entendre, nous pouvons fermer nos oreilles, nous pouvons encore concentrer notre attention sur un autre objet, de manière à n’entendre qu’un son confus, sans saisir le sens de ce qui est dit. Mais pour les paroles que Dieu adresse à l’âme, il n’y a aucun moyen de ne pas les entendre.
Malgré nous, elles nous forcent à écouter, et obtiennent de notre entendement une attention parfaite à tout ce que Dieu veut lui dire, il ne sert de rien ici de vouloir ou de ne pas vouloir. Par là, le Tout-Puissant nous fait entendre qu’il faut lui obéir, et il nous prouve qu’il est notre véritable Maître. J’ai sur ce sujet une grande expérience, car la crainte d’être trompée m’a fait résister près de deux ans à ces paroles intérieures, et maintenant encore, j’essaie de temps en temps de résister, mais sans grand succès. Je voudrais signaler les erreurs où l’on peut tomber en cette matière, bien qu’à mon avis le danger soit bien peu, ou même nullement à redouter, pour les personnes qui en ont une connaissance expérimentale, mais il faut que cette connaissance, soit grande.
Je souhaiterais aussi faire connaître en quoi les paroles du bon esprit diffèrent de celles du mauvais, et de celles que l’entendement forme intérieurement ou qu’il se dit à lui-même ; car cela peut arriver. Je doutais d’abord si l’entendement pouvait ainsi se parler, mais aujourd’hui même il m’a semblé qu’il le pouvait. J’ai reconnu par une très grande expérience que Dieu me parlait, en ce que plusieurs choses qui m’étaient annoncées deux et trois ans à l’avance se sont toutes accomplies, sans qu’aucune jusqu’à ce jour ait été démentie par les faits.
J’ai encore reconnu, à d’autres caractères d’une clarté frappante, que ces paroles provenaient de l’esprit de Dieu, comme je me propose de le dire. Selon moi, il peut arriver qu’une personne qui recommande à Dieu de tout son cœur une affaire dont elle est vivement préoccupée, se figure entendre une réponse ; par exemple, que sa prière sera ou ne sera pas exaucée. Cela est, en effet, très possible.
Toutefois, l’âme qui aura entendu des paroles divines verra clairement ce qu’il en est ; car entre elles et les autres, il y a une grande différence. Quand c’est l’entendement qui forme ces paroles, quelque subtilité qu’il y mette, il voit que c’est lui qui les arrange et qui les profère. En un mot, lorsque l’entendement est l’auteur de ces paroles, il agit comme une personne qui ordonne un discours ; et quand elles émanent de Dieu, il écoute ce qu’un autre dit.
Dans le premier cas, il verra clairement qu’il n’écoute point, mais qu’il agit ; et les paroles qu’il forme ont je ne sais quoi de sourd, de fantastique, et manquent de cette clarté qui est le caractère inséparable de celles de Dieu. Aussi pouvons-nous alors porter notre attention sur un autre objet, de même qu’une personne qui parle peut se taire ; mais lorsque c’est Dieu qui nous parle, cela n’est plus en notre pouvoir.
Il y a encore une autre marque, la plus évidente de toutes : c’est que les paroles qui viennent de l’entendement ne produisent aucun effet, tandis que celles qui viennent de Dieu sont paroles et œuvres tout ensemble. C’est pourquoi, lors même qu’il les profère non pour enflammer notre amour, mais simplement pour nous reprendre de nos fautes, dès la première, il dispose l’âme et la rend capable de tout entreprendre pour son service ; il l’attendrit, il l’illumine, il répand en elle la joie et la paix. La trouve-t-il dans la sécheresse, le trouble et l’inquiétude, en lui parlant il lui enlève ces peines comme avec la main et fait plus encore.
Le Seigneur semble vouloir lui donner ainsi à comprendre qu’il est tout-puissant, et que ses paroles sont des œuvres. Il y a donc, à mon avis entre les paroles venant de nous et celles qui viennent de Dieu, la différence qui se trouve entre parler et écouter, ni plus ni moins. Lorsque je parle, comme je l’ai dit, j’arrange moi-même avec l’entendement ce que je dis ; mais si l’on me parle, je n’ai qu’à écouter, ce qui ne me donne aucune peine.
Dans le premier cas il y a dans les paroles quelque chose d’indécis, comme il arrive lorsqu’une personne se trouve dans un demi-sommeil. Mais dans le second, les paroles sont prononcées par une voix si claire, qu’on ne perd pas une syllabe de ce qui est dit ; et quelquefois elles se font entendre dans un temps où l’âme est si troublée, et a l’entendement si distrait, qu’elle ne pourrait former une seule pensée raisonnable. Malgré cela, elle entend ces paroles, dont la première suffit pour la changer, et elle y trouve exprimées des pensées élevées, que, même au sein du plus profond recueillement, elle n’aurait jamais été capable de concevoir.
Cela est plus vrai encore dans le ravissement ; car ses puissances étant alors suspendues, comment pourrait-elle entendre des vérités qui jamais ne se seraient présentées à sa mémoire ? Et comment ces vérités se présenteraient elles, alors que cette puissance n’agit plus, et que l’imagination est comme liée ? Il y a ici une observation à faire : si l’âme a des visions ou entend des paroles divines pendant qu’elle est ravie, ce n’est jamais pendant que l’âme est unie à Dieu dans le plus haut degré du ravissement : car alors, comme je l’ai expliqué en parlant, je crois, de la seconde eau, toutes les puissances de l’âme étant entièrement perdues en Dieu, elle ne peut ni voir, ni écouter, ni entendre.
Elle est complètement au pouvoir d’un autre, et pendant ce temps, qui est de peu de durée, le Seigneur, me semble-t-il, ne lui laisse de liberté pour rien. Mais une fois que ce temps si court est passé, l’âme persévère encore dans le ravissement ; ses puissances, sans être entièrement perdues en Dieu, demeurent néanmoins presque sans action ; elles sont comme absorbées et incapables de raisonner ; et c’est alors qu’elle entend les paroles divines. Il y a tant de moyens de discerner ces deux genres de paroles, qu’il est difficile que l’on s’y trompe souvent ; j’ajoute même qu’une âme exercée et prudente en verra très clairement la différence.
Sans montrer sous combien de rapports elles diffèrent, je me contenterai de signaler celui-ci. Les paroles qui viennent de nous ne produisent aucun effet, et l’âme ne les admet pas, tandis qu’elle est forcée, malgré elle, d’admettre les paroles divines. En outre, elle ne leur accorde aucune foi, elle les considère plutôt comme des rêveries de l’entendement, et n’en tient pas plus compte que des paroles d’un frénétique. Mais Dieu se fait entendre, nous écoutons ses paroles comme si elles sortaient de la bouche d’une personne très sainte, très savante, de grande autorité, que nous savons être incapable de mentir ; ce qui est même une comparaison trop basse.
Ces paroles, en effet, sont parfois accompagnées de tant de majesté, que, sans considérer de qui elles procèdent nous ne saurions ne pas trembler quand elles nous reprennent de nos fautes, et ne pas nous fondre d’amour quand elles nous témoignent de l’amour. De plus, comme je l’ai dit, elles présentent à notre esprit des vérités bien éloignées de la mémoire, et elles expriment si rapidement des pensées si admirables, qu’il nous faudrait beaucoup de temps seulement pour les mettre en ordre : à mon avis, il nous est impossible de ne pas voir alors que de telles paroles ne sont pas notre œuvre Il serait donc superflu de m’arrêter davantage sur ce sujet ; une personne qui en a l’expérience ne saurait, selon moi, s’y tromper et tomber dans l’illusion à moins qu’elle ne veuille, de propos délibéré, se tromper elle-même.
Voici ce qui m’est souvent arrivé : le doute s’élevait en mon âme sur la vérité de ce qui m’avait été dit, non pas au moment où les paroles m’étaient adressées, cela étant impossible, mais lorsque ce moment était déjà loin de moi, en sorte que je craignais alors d’avoir été victime de l’illusion ; et longtemps après, je voyais s’accomplir ce qui m’avait été annoncé. Le Seigneur, en effet, imprime ses paroles de telle sorte dans la mémoire qu’elles ne peuvent s’en effacer, tandis que les paroles venues de notre esprit, semblables à un premier mouvement de la pensée, passent et s’oublient.
Les paroles divines sont quelque chose de réel et de subsistant ; et si parfois, avec le temps, on en oublie quelque détail, du moins on n’en perd pas totalement la mémoire, à moins qu’il ne se soit écoulé un intervalle fort considérable, ou qu’il s’agisse de paroles de tendresse ou d’instruction ; car pour celles qui renferment une prophétie, je ne crois pas qu’elles puissent s’oublier, et il ne m’est jamais arrivé d’en perdre le souvenir, quoique j’aie fort peu de mémoire. Ainsi, je le répète, à moins qu’une âme ne soit assez misérable pour feindre de plein gré, et dire qu’elle entend quand elle n’entend pas, ce qui serait fort mal, elle verra clairement quand c’est elle-même qui forme le discours et profère des paroles ; ne pas le voir me semble impossible, surtout si elle a entendu Dieu lui parler une seule fois.
Que si elle ne l’a pas entendu, elle pourra rester toute sa vie dans l’illusion, se figurant qu’on lui parle. J’avoue néanmoins que je ne conçois pas une pareille erreur. Car enfin, ou cette âme veut entendre, ou elle ne le veut pas. Si ce qu’elle entend la tourmente, si réellement elle ne veut rien entendre, soit pour échapper à mille craintes, soit pour beaucoup d’autres motifs qui lui font désirer la tranquillité dans l’oraison, pourquoi laisse-t-elle à son entendement la liberté de coordonner des raisonnements ? Car il faut du temps pour cela. Quand c’est Dieu qui parle, en un instant sa parole nous instruit, et nous fait comprendre des choses que nous ne pourrions coordonner en un mois ; quelques-unes sont telles que l’âme et l’entendement en demeurent tout étonnés.
Voilà la vérité ; et quiconque aura de ceci une connaissance expérimentale, verra que tout ce que j’ai dit est d’une exactitude parfaite. Je bénis Dieu de ce que j’ai su l’expliquer.
Je termine par ce dernier trait de différence : il dépend de nous d’entendre, quand il nous plaît, les paroles de notre esprit ; chaque fois que nous sommes en oraison, nous pouvons nous figurer qu’on nous parle. Il n’en est pas ainsi des paroles de Dieu : en vain, pendant plusieurs jours, j’aurai le désir de les entendre, Dieu ne me parle pas ; tandis qu’en d’autres temps, malgré mes résistances, il me force à les entendre. Que si quelqu’un, pour tromper le monde, affirmait avoir appris de la bouche de Dieu ce qu’il se serait dit à lui-même, il ne lui coûterait guère d’ajouter qu’il l’a entendu des oreilles du corps.
Et j’avoue franchement qu’il ne m’était jamais venu à l’esprit qu’il y eût une autre manière d’entendre, jusqu’à ce que je l’eusse éprouvé ; mais, comme je l’ai dit, l’expérience m’a coûté cher. Quand c’est le démon qui nous parle, non seulement ses paroles ne produisent pas de bons effets, mais elles en produisent de mauvais. Cela ne m’est arrivé que deux ou trois fois, et le Seigneur m’a aussitôt avertie de l’illusion. Outre que l’âme demeure dans une extrême sécheresse, elle se trouve en proie à je ne sais quelle inquiétude, pareille à celle que j’ai bien des fois ressenties au milieu des grandes peines d’esprit et des diverses tentations, dont Dieu a permis que je fusse assaillie ; c’est un tourment que j’endure assez souvent encore, comme on le verra par mon récit.
On ne sait d’où vient cette inquiétude, mais on sent que l’âme résiste, qu’elle se trouble et s’afflige sans savoir pourquoi, car les paroles de l’esprit de ténèbres n’ont rien de mauvais, mais semblent plutôt bonnes. Je me demande si cela ne vient point de ce qu’un esprit en sent un autre. La douceur et le plaisir que causent ces paroles diffèrent extrêmement de ce que font éprouver celles de Dieu. A l’aide de ce plaisir, l’ennemi pourra tromper les personnes qui n’ont jamais senti les véritables douceurs qui viennent de Dieu, j’appelle ainsi une joie douce, forte, pénétrante, délicieuse, tranquille. Je ne donne pas le nom de dévotion à ces petits élans de ferveur sensible, qui se réduisent à des larmes ou à quelques sentiments affectueux, et qui, semblables à des fleurs naissantes, se fanent et tombent au premier souffle de persécution.
Sans doute, ce sont d’heureux commencements et des sentiments louables, mais ils ne suffisent pas à faire discerner les effets du bon et du mauvais esprit. C’est pourquoi il est à propos de marcher toujours avec une grande circonspection, parce que les personnes qui, dans l’oraison, n’auraient pas dépassé ces petites faveurs, pourraient facilement être trompées si elles avaient des visions ou des révélations.
Quant à moi, je n’ai reçu ces dernières grâces que lorsque j’étais déjà élevée par la pure bonté du Seigneur, à l’oraison d’union. Je dois cependant excepter cette première apparition de Notre-Seigneur, qui eut lieu il y a bien des années, ainsi que je l’ai dit (cf. chap. 7). Et plût à sa divine Majesté que j’eusse compris dès lors, comme je l’ai compris depuis, que cette vision était véritable ! Je n’en aurais pas retiré peu d’avantage.
Quand c’est le démon qui agit, loin de répandre une douce paix dans l’âme, il ne lui laisse que de l’effroi et un grand dégoût. Je tiens pour certain que Dieu ne lui permettra jamais de tromper une personne qui se défie d’elle-même en tout, et qui est si ferme dans la foi, que pour le moindre article de sa croyance, elle se dévouerait à mille morts. A cause de cette généreuse disposition que Dieu ne tarde pas à lui inspirer, et qui rend sa foi vive et inébranlable, l’âme met un soin continuel à se conformer en tout à ce qu’enseigne l’Église ; dans ce but, elle interroge ceux qui peuvent l’éclairer.
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Elle est si immuablement attachée à ces vérités saintes, que toutes les révélations imaginables, vit-elle les cieux ouverts, ne seraient pas capables d’ébranler sa croyance sur un seul point de l’enseignement de l’Église. S’il arrive que l’âme sente vaciller sa foi sur quelque point, ou qu’elle s’arrête tant soit peu à cette pensée : Si c’est Dieu qui me dit ceci, ce pourrait bien être aussi vrai que ce qu’il a dit aux saints ; cette hésitation et cette pensée viendraient du démon, qui commencerait à la tenter par un premier mouvement, et ce serait un très grand mal si elle s’y arrêtait.
Mais je suis convaincue que même ces premiers mouvements seront bien rares, si l’âme est revêtue de cette force que Dieu donne aux personnes qu’il favorise de ces grâces. Car, pour la plus petite des vérités que l’Église nous propose, elle se sent la force d’écraser tous les démons. Lorsqu’une âme ne voit point en elle cette vigueur de la foi, et lorsque la dévotion ou les visions qu’elle a ne contribuent pas à l’augmenter, je dis qu’elle ne doit pas les tenir pour sûres.
Source : Le livre de la vie – Sainte Thérèse d’Avila – 1588