Si l’on en croit la plupart des auteurs italiens, jamais homme sur terre n’eut un caractère plus odieux qu’Alexandre VI.
Tous les vices qui dégradent la nature humaine auraient été réunis à un degré extrême dans la personne de ce Pontife. Mais faisons d’abord une remarque. Quelques fautes que l’on puisse supposer Alexandre coupable, il est certain qu’on en a grossi excessivement le nombre. Nous reconnaissons qu’il a travaillé peut-être plus qu’il ne l’eût dû à l’élévation de sa famille, et qu’il eût souhaité ardemment voir son fils César parvenir au rang de prince souverain en Italie.
Mais la plupart des monarques de l’Europe cherchaient alors à satisfaire leur ambition par tous les moyens possibles, même par des crimes. Tandis qu’avec une perfidie qu’on ne peut assez flétrir, les rois de France et d’Espagne se partageaient le royaume de Naples, le Pape ne pouvait-il pas poursuivre d’une haine légitime des feudataires rebelles, qui depuis longtemps ensanglantaient l’Italie, de petits princes orgueilleux et remuants dont il était incontestablement suzerain, et qui ne s’étaient élevés que par des scélératesses ?
Disons ensuite (et personne ne le contredira) que, quand même Alexandre VI aurait eu tous les vices dont on l’a chargé, ces vices auraient été contrebalancés jusqu’à un certain point par les brillantes qualités qui le distinguaient. Il serait impossible, sans convenir de ce fait, d’expliquer les succès qu’il eut jusqu’à la fin de ses jours, et de concevoir pourquoi, durant tout son pontificat, aucune émotion populaire ne mit en danger son autorité ni ne troubla son repos. Ses ennemis les plus déclarés ont reconnu qu’il était doué d’un génie élevé et d’une mémoire surprenante, qu’il était éloquent et actif, et qu’il avait une grande habileté dans les affaires.
L’approvisionnement de la ville de Rome fut constamment l’objet de ses soins; et tout le temps qu’il fut sur le trône, la famine qui désola le reste de l’Italie ne se fit point sentir dans ses États.
Selon M. Audin, les feudataires de l’État ecclésiastique avaient le pouvoir d’affamer le Pape, les cardinaux et les habitants de la Romagne s’ils le souhaitaient. Dès son accession au pouvoir, Alexandre VI a ramené l’abondance à Rome, permettant aux marchands de la Sabine de vendre leurs produits sans crainte, et éliminant la peur ancestrale de la famine.
La présence de ces demi-monarques aux portes de la capitale rendait la justice impossible; leur capacité à corrompre les juges avec quelques milliers de ducats garantissait leur impunité pour des crimes qui affligeaient l’humanité. Innocent VIII ne manquait pas de bonne volonté, mais de santé; son âme était noble, bien que son corps fût faible. Sous le règne d’Alexandre VI, tant les pauvres que les riches trouvaient justice à Rome; le peuple, les soldats, les citoyens restaient fidèles au Pontife même après sa mort, en raison de ses qualités véritablement royales. Alexandre ne dormait que deux heures par nuit ; il ne s’attardait pas à table et n’a jamais refusé d’écouter la prière d’un pauvre ; il remboursait les dettes des malheureux et était impitoyable envers la prévarication.
Durant ses moments de loisir, il paraissait totalement délaisser les affaires d’État; cependant, il agissait toujours de façon à ne pas diminuer ses capacités intellectuelles, qu’il maintint intactes jusqu’à la fin. Bien qu’il ne se dédiât pas à l’étude des belles-lettres, il gratifia généreusement ceux qui s’y adonnaient. Il leur octroya des salaires importants et, fait inhabituel pour les souverains de l’époque, veilla à ce qu’ils soient payés ponctuellement. Il se consacra avant tout à la promotion des arts.
Il augmenta le palais du Vatican et en décora les appartements avec les tableaux des peintres les plus célèbres de son temps, parmi lesquels on peut citer Torrigiano, Balthazar Péruzzi et Bernardin Pinturicchio. Les architectes auxquels il donnait la préférence étaient Julien et Antoine de San Gallo, ce qui dépose en faveur de son jugement. Ce sont ces deux hommes célèbres qui fortifièrent, comme on le voit encore, le môle d’Adrien, appelé aujourd’hui le Château-Saint-Ange.
Enfin, on peut dire, dans un sens, que le pontificat d’Alexandre VI a été le prélude du grand règne de Léon X, et que ce fut sous ce Pape que les lettres, les arts, les sciences commencèrent à prendre leur essor, pour enfanter les œuvres, païennes à la vérité, mais admirables cependant au point de vue purement humain, qui jetèrent tant d’éclat sur le siècle magnifique appelé le siècle de la Renaissance.
Pour juger Alexandre VI, sur quelles autorités se sont appuyés jusqu’ici les historiens qui ont écrit sa vie ? Principalement sur les diatribes du poète napolitain Sannazar, qui comptait la vérité pour peu de chose, quand elle ne se prêtait pas aux caprices de son imagination ; sur le témoignage non moins suspect de Guichardin, qui ne prend pas même la peine de dissimuler sa haine toute florentine pour les Borgia ; sur les assertions déhontées d’un Allemand, qui, en véritable Teuton, cherche toujours à prendre en défaut l’homme du midi.
C’est le jugement et à peu de chose près le langage d’un écrivain célèbre. Sannazar s’était fait remarquer de bonne heure par son talent poétique et par son esprit mordant. Il sut se glisser à la cour de Naples et se concilier, jeune encore, la faveur du roi Ferdinand et celle d’Alphonse et de Frédéric, fils de ce monarque, auxquels du moins, il resta constamment attaché malgré leurs revers. Il accompagna même Alphonse dans plusieurs expéditions, et dans quelques-uns de ses poèmes latins, il parle de ses propres exploits avec l’assurance d’un homme dont les services ne sont pas ignorés.
Quand les Français repassèrent les monts pour la seconde fois et reparurent en Italie, Sannazar appela sur eux et sur leur roi toute la colère du Ciel. Mais sa haine se tourna contre Alexandre VI, lorsque ce pontife se vit contraint de céder aux violences de Louis XII et de Ferdinand d’Espagne, et d’accorder aux deux princes l’investiture du royaume de Naples, qu’ils exigeaient de lui.
Dès lors on conçoit les épigrammes de Sannazar, comme aussi la nécessité de se mettre en garde contre la satire de cet écrivain. Au reste, le caractère du poète n’était pas admirable. Il attaquait tout, et, à défaut d’autre chose, il lançait à la tête de ses adversaires des injures et des grossièretés. Il n’épargnait ni amis, ni ennemis. Ses œuvres offrent des actes d’hostilité qui ne s’expliquent point, et certains passages sont bien plus remarquables par la passion et l’indécence que par l’esprit et la vérité.
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François Guichardin, de Florence, était issu d’une famille qui subsiste encore de nos jours. Ses ancêtres avaient occupé les postes les plus distingués dans la république florentine. Il fut d’abord destiné au barreau, et s’acquit une telle réputation dans cette carrière, qu’à vingt-trois ans, il devint professeur de jurisprudence.
Bien qu’il n’eût pas atteint l’âge exigé par les lois, il fut choisi comme ambassadeur auprès de Ferdinand-le-Catholique, dont il sut conquérir les bonnes grâces et la protection pour lui et pour sa patrie. Il fut même appelé à Rome par Léon X, Adrien VI et Clément VII. Toutefois, il n’y fit pas un long séjour, et revint à Florence pour écrire son histoire d’Italie.
Elle comprend vingt livres, dont seize sont d’un mérite supérieur comme composition. Mais l’amour de la patrie exerce une fâcheuse influence sur son jugement, même sur son récit. Il ne s’en cache pas, nous l’avons dit; il avoue la haine qu’il porte à la famille des Borgia: raison suffisante pour rendre suspecte sa sincérité à leur endroit…
Source : Histoire du Pape Alexandre VI – Abbé de Jorry – 1881