Les Normands avaient autrefois désolé la prévoyance de Charlemagne, et déjà les présages se réalisaient par des menaces d’invasions et par des ravages pires qu’une conquête régulière et définitive.
Souvent on les avait vus choisir en quelque sorte les lieux qui leur pourraient être une proie. Ils avaient exploré la Seine et la Loire, et la Gaule s’offrait à eux comme une immense dépouille. Tout à coup, ils se répandent comme un orage. D’abord, ils s’étaient précipités sur la Grande-Bretagne, dans la partie occupée par les Anglo-Saxons; et, restés vainqueurs dans un combat de trois jours, ils s’étaient répandus de tous côtés, pillant, volant, tuant, exerçant le droit de la victoire, selon leur affreux caprice.
Puis, ils viennent sur les côtes de Bretagne, qu’ils avaient plus d’une fois ravagée, vont toucher la Garonne, et la suivent jusqu’à Toulouse. Quelques-uns pénètrent en Espagne, et livrent des combats aux Sarrasins; mais leurs armes ne sont pas heureuses, et la plupart périssent en mer dans une tempête.
Ce n’était qu’un essai d’invasion.
Une expédition plus sérieuse était préparée. On les vit entrer dans la Seine avec cent voiles, et s’avancer jusqu’à Paris, désolant les pays qui bordent le fleuve, dépouillant les temples, répandant partout la terreur. Charles voulut aller à eux pour les arrêter par les armes; mais l’inégalité de la lutte le fit trembler, et il aima mieux les solliciter à la retraite, en leur payant sept mille livres pesant d’argent, et exigeant d’eux un hommage, comme pour garder intact l’honneur de sa royauté. Il ne faisait que leur révéler le secret de leur force présente et de leur victoire à venir.
Eurich, roi des Normands, avait en même temps paru sur l’Elbe avec six cents vaisseaux, et il s’était avancé contre le roi Louis. Les Saxons vinrent au-devant de ce flot de barbarie; et une bataille fut livrée; les Normands furent repoussés. Mais les Normands de la Seine descendant le fleuve, chargés de dépouilles, et insultant à des peuples qui ne s’étaient défendus que par l’argent, allèrent consoler leur roi Eurich de sa défaite de la Germanie, en lui étalant les trésors qu’ils avaient enlevés par la force, ou reçus comme un tribut du roi de France en personne.
Leur chef, nommé Regnier, avait fait scier une poutre dans le monastère de Saint-Germain-des-Prés, et il en avait porté un fragment, comme monument de sa victoire; il racontait comment ces peuples, les plus lâches de tous les peuples, s’étaient enfuis au seul nom des Normands; les morts, disait-il, avaient plus résisté que les vivants, et un vieillard surtout avait fait sentir la vigueur de son bras! C’était saint Germain lui-même; tous les soldats avaient voulu piller la maison et l’église, et ils avaient été à l’instant frappés de mort subite. Ces récits, mêlés de moqueries et de miracles, et qui, pour l’histoire contemporaine, furent sans doute un dédommagement de la défaite, attestent seulement que la Gaule apparaissait ouverte à des invasions nouvelles; je ne sais si ce ne fut là qu’un fait lamentable; peut-être aussi était-ce une vue mystérieuse de la Providence, de jeter successivement toutes les barbaries du Nord sur cette terre féconde et puissante, pour les y fondre, en quelque sorte, sous l’action énergique de ses mœurs chrétiennes.
Cependant l’anarchie avait reparu au milieu des alarmes produites par le ravage des Normands. Toute la France était déchirée. La Bretagne était en feu. Guillaume, fils de Bernard, soutenait la guerre dans l’Aquitaine; la Provence s’était détachée du sceptre de Lothaire. Les combats renaissaient, et la victoire même était un désordre. Charles essaya de la conciliation avec le jeune Pepin, et lui céda une partie des domaines d’Aquitaine, à titre d’hommage. Puis il marcha contre Nomenoë; mais il fut battu. Il courut dans le Maine lever une autre armée, et alors Nomenoë demanda la paix.
En même temps, Lothaire soumettait la Provence, et Louis voyait les peuples de Bohême embrasser le christianisme ; c’était de rapides alternatives de paix et de guerre; mais l’ordre n’en était pas plus affermi ; les Normands reparurent à la fois dans l’Aquitaine et dans la Frise; et les Sarrasins inondant l’Italie jusqu’à Rome, et déjà touchant à la basilique de Saint-Pierre comme à une dépouille, battaient une armée conduite contre eux par le jeune roi de Lombardie.
Puis des rivalités d’une autre sorte se produisaient. Les évêques se plaignaient du pillage public qui avait été fait dans les biens de l’église, au milieu des dissensions des rois, et ils réclamaient des possessions qui étaient devenues la proie des grands. On fit des assemblées pour rétablir les droits de chacun. La noblesse se mêla dans le gouvernement de l’église. Les évêques se mêlaient dans le gouvernement de l’État. La justice parut impossible au milieu de la confusion.
Dans ce désordre, on voit avec joie paraître le nom de Hincmar, l’archevêque de Reims. Ebbon prétendait toujours à ce siège, et Lothaire le favorisait. Charles, maître de Reims, par la délimitation de son royaume, maintenait la dépossession, et Hincmar venait d’être confirmé par le pape Léon IV, successeur de Serge. Hincmar pourrait bientôt par son génie diminuer les discordes, et déjà sa parole avait de l’autorité dans les conciles des évêques.
Ces dissentiments de Lothaire et de Charles pouvaient à chaque moment rallumer la guerre. Il arriva qu’une fille de Lothaire fut enlevée par un seigneur, vassal de Charles, nommé Gilbert, qui l’alla cacher dans les terres de Pepin, en Aquitaine, où il l’épousa. Lothaire laissait déjà échapper sa colère contre Charles, qu’il accusait d’avoir favorisé le déshonneur de sa race. Louis, de Germanie, arriva pour calmer cette irritation; Charles protestait de son innocence, et les trois frères ayant connu les maux de l’anarchie, eurent peur de les raviver; ils eurent même une entrevue, où ils renouvelèrent leurs serments de bonne amitié; et là ils firent des règlements, et un, entre autres, notable par le droit de succession qu’il établissait, comme pour arracher l’avenir aux déchirements dont ils avaient fait l’épreuve. Ce règlement portait qu’à la mort de chacun des rois, ses enfants seraient ses successeurs, selon le partage que leur père aurait fait de son royaume, sans que leurs oncles les pussent troubler. C’était la consécration de l’hérédité; mais ce n’était pas la consécration de l’unité de la monarchie. Il fallait des expériences nouvelles pour arriver à l’établissement véritable de l’Empire.
Du reste, rien ne change dans le cours des événements. Les Normands continuent à paraître dans la Bretagne et dans l’Aquitaine. Nomenoë est vaincu par eux, et leur présence le rend fidèle. Leurs armes touchent à la fois l’Écosse et l’île des Bataves. Les trois rois font des ambassades au roi Eurich, pour arrêter ces invasions. Rien ne les modère. Des multitudes vont assiéger Bordeaux; Charles les attaque et remporte sur elles une éclatante victoire.
Puis les Juifs d’Aquitaine les favorisent. Bordeaux est pris enfin et dévoré par l’incendie: le ravage est partout. Les barbares brûlent le bourg de Nelle; ils exterminent tout ce qui se rencontre. Leurs défaites sont fatales comme leurs victoires. En Écosse, ils sont taillés en pièces; mais ils semblent se survivre. Tout l’occident de l’Europe est ébranlé sous leur invasion, et ils absorbent en eux, en quelque sorte, toute l’attention et toutes les alarmes des peuples.
Cependant, d’autres événements continuent à se produire. Les Esclavons harcèlent le royaume de Louis et sont d’abord battus; puis Louis tombe malade, et son armée est détruite. Des pirates grecs ravagent Marseille et se retirent avec impunité. Les Sarrasins réapparaissent en Italie et se livrent au pillage; ils viennent même toucher la Provence; rien ne résiste. L’Aquitaine, fatiguée par les Normands et accusant Pepin d’inertie dans la défense, se donne à Charles.
Pepin lui est livré par un comte de Gascogne, et on l’enferme dans un monastère à Soissons. Guillaume, fils de Bernard, fidèle à Pepin, avait porté vers l’Espagne son ardeur guerrière; il est pris à Barcelone par les Maures et mis à mort. En même temps se montrait un essai de schisme chrétien, par la hardiesse d’un moine, nommé Gottschalk, du monastère d’Orbais, dans la paroisse de Soissons.
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C’était un renouvellement de l’hérésie des Prédestinatiens, née en Afrique au temps de saint Augustin, et un prélude de la doctrine de Luther sur la prédestination, c’est-à-dire sur la fatalité de la damnation ou du salut. Les hérésies ne changent guère. Le moine fut condamné dans un concile à être fouetté, et l’autorité de Hincmar arrêta la propagation de ses folies. Le protestantisme moderne les a fait revivre.
Lothaire combat les Maures en Italie, et il fait sacrer son fils Louis, empereur, par le pape Léon. Puis il revient aux Normands, qui dévastent la Frise et l’île des Bataves. La défection des Danois chrétiens le fatiguait à la fois. Godefroy, le fils de ce Hériold, autrefois baptisé à Mayence sous le règne de Louis le Pieux, avait cédé à l’entraînement des invasions, et le souvenir de son origine avait fait bouillonner son sang. Lothaire appelle Charles à son aide; bientôt il transige avec les Normands.
À l’intérieur, l’anarchie est vivace. Le Breton Nomenoë fait encore la guerre, il étend le ravage jusqu’à Rennes, dans le Maine et dans l’Anjou, il poursuit les évêques, il les dépose, et enfin il se fait roi. Charles et Louis renouvellent entre eux leurs serments d’amitié fraternelle, puis ils font une convention publique pour s’affermir contre le désordre, et ils s’engagent réciproquement à l’exécution des lois de l’Église et à la défense des bonnes mœurs. Nomenoë meurt.
Son fils Hérispoë continue la guerre; il est vainqueur dans une bataille; alors Charles penche vers la paix: il conserve au duc Breton les honneurs royaux avec les états de son père.Plusieurs années se passent dans ces inégalités de l’anarchie; le monde est dans une de ces crises où aucun événement puissant et décisif ne se produit. L’avenir flotte incertain et troublé…
Source : Histoire de France – Pierre-Sébastien Laurentie – 1841
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