S’adressant aux diplômés du Christendom College ce mois-ci, le Cardinal Robert Sarah, préfet émérite de la Congrégation pour le culte divin, s’est concentré sur la vertu de sagesse pratique, ou prudence, « la couronne des vertus ».
Nous sommes appelés « à agir à l’encontre des tendances qui, en nous-mêmes et chez les autres, obscurcissent la voie médiane de l’action vertueuse. À agir de manière décisive, après mûre réflexion, afin de pouvoir vivre dans la liberté qu’offre la formation à la vertu. Et révéler au monde, par nos choix, le bel arrangement des valeurs que Dieu intègre en chacun de nous – en d’autres termes, révéler les vocations qu’Il donne à chacun de nous« , a déclaré le cardinal le 14 mai sur le campus de Front Royal, en Virginie.
« Considérons attentivement les délibérations que nous devons entreprendre et l’ensemble des défis auxquels nous sommes confrontés, qui sont graves et qui ne le sont pas.«
Au cours de la cérémonie de remise des diplômes, Sarah a reçu un doctorat honorifique en lettres humaines.
I. Introduction
« Christendom« . Le nom d’un collège catholique qui place sans complexe le Christ en son centre. Avec une mission distincte pour restaurer toutes choses dans le Christ – instaurare omnia in Christo (Ephésiens 1:10) – et pour reconstruire la chrétienté, afin que notre culture soit à nouveau inspirée par Jésus-Christ et ce qu’il nous a laissé. Aujourd’hui, je suis honoré d’être diplômé d’un tel collège. Je suis fier d’être un membre de la Classe 2022 !
Chers amis diplômés : vous quittez aujourd’hui le Christendom College en tant que disciples confiants et courageux de Jésus-Christ, ayant reçu une solide formation catholique à une époque extraordinaire. Merci à vos parents, à vos bienfaiteurs, au Président, à la Faculté et au personnel du Collège, qui ont rendu votre formation possible. Une formation ouverte au vrai, au bon et au beau, où qu’ils se trouvent, éclairés par les vérités de la Révélation Divine telles qu’elles se trouvent dans les Saintes Ecritures, la Tradition et le Magistère de l’Eglise. Pour ceux d’entre vous qui sont ici depuis au moins quatre ans, votre formation à Christendom a été marquée par une pandémie mondiale, par les élections nationales les plus divisées de mémoire d’homme dans ce pays, et par la menace permanente d’une guerre majeure en Europe pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale. Pendant tout ce temps, la liquidation de Dieu et le relativisme moral, avec la création de fausses normes morales, se répandent de plus en plus. Le Malin est à l’œuvre pour semer la confusion jusque dans notre identité la plus fondamentale d’hommes et de femmes, créés à l’image et à la ressemblance divines dès le premier instant de la conception dans le ventre de la mère – une révolte spirituelle démoniaque contre ce que nous avons reçu de Dieu, le don de la grâce.
Chaque université existe pour former ses étudiants aux défis qu’ils auront à relever. Pour une université catholique, comme Christendom, cela signifie avoir le courage d’adhérer à la foi de l’Église, même si cela contredit le schéma du monde moderne. Si elle reconnaît ce qu’il est dans sa nature de faire, toute université cherche à cultiver chez ses étudiants les bonnes habitudes de la vertu, qui les fortifient pour toutes les années à venir. La mission du Christendom College est précisément celle-ci. Je cite : « L’objectif principal du programme académique est de former des vertus intellectuelles chez les étudiants. L’homme est appelé non seulement à connaître la vérité, mais à l’aimer, et à en faire le principe formateur de sa vie.«
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J’espère que les événements extraordinaires de ces dernières années ont imprimé dans vos esprits et vos cœurs encore plus profondément la beauté de la vertu, la valeur éternelle des dispositions fermes et établies à connaître et à aimer ce qui est vrai et bon. Vous et moi – nous tous ici présents – en aurons besoin. Dans les années à venir, nous nous appuierons tous sur les habitudes que nous avons prises, sur la formation que nous avons reçue. C’est le fondement de la vertu, aidé par la grâce, qui nous permet de percevoir clairement et de répondre généreusement aux personnes, aux situations et aux opportunités que Dieu place devant nous.
II. La sagesse pratique
Dans les quelques minutes dont je dispose pour m’entretenir avec vous, il y a deux aspects de la vertu sur lesquels je voudrais réfléchir. Les deux concernent la vertu de prudence, ou sagesse pratique. J’ai délibérément choisi ce sujet comme thème central de ce discours de remise des diplômes, puisque la devise du Christendom College – instaurare omnia in Christo – implique précisément ceci : résumer chaque aspect de la création dans le Christ, qui est » le chemin, la vérité et la vie » (Jean 14:6). Je m’attends à ce que la plupart d’entre vous aient passé un certain temps à Christendom pour apprendre à connaître les travaux d’Aristote et de Saint Thomas d’Aquin. Selon la tradition aristotélicienne et thomiste, la sagesse pratique est la couronne des vertus, que nous atteignons surnaturellement par la grâce, mais naturellement seulement après avoir formé toutes les autres vertus morales. Ces autres vertus nous permettent de percevoir clairement et de répondre correctement à des biens spécifiques, tels que la richesse, la santé ou l’honneur. La sagesse pratique, en revanche, nous permet d’intégrer ces biens, de discerner comment ils s’agencent dans chacune de nos vies et en accord avec chacune des vocations que Dieu nous a données.
La sagesse pratique est donc la clé de notre développement moral. Dans l’ordre de la nature, l’acquisition de la vertu naturelle de sagesse pratique est le point culminant de notre cheminement vers la maturité morale. Dans l’ordre de la grâce, sa perfection nous aide à imiter le Christ, à accomplir son commandement : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Matthieu 5:48). Je prie Dieu de bénir chacun d’entre vous avec la sagesse dont vous aurez besoin dans les voyages qui commencent aujourd’hui.
III. Prendre le temps de la réflexion
J’ai dit que j’allais réfléchir à deux aspects de la sagesse pratique. Le premier est le suivant : La sagesse pratique nous permet de prendre des décisions. Dans les semaines, les mois et les années à venir, vous allez prendre des décisions qui changeront votre vie et qui peuvent changer le monde. Pas n’importe quelles décisions, mais des décisions difficiles, des décisions qui font appel à de multiples perspectives et à de multiples vertus, des décisions qui impliquent des biens concurrents ou des conflits d’intérêts. Lorsqu’on est confronté à une telle décision, c’est une vertu en soi – ou un aspect de la sagesse pratique – de comprendre à quelle vitesse ou à quel rythme il faut arriver à une conclusion.
Il est très utile d’en prendre note : Vous ne devez pas vous précipiter. Il ne faut pas non plus tarder. La façon dont nous parvenons au bon équilibre, à la bonne vitesse, est quelque chose que nous apprenons par la pratique. C’est par la pratique et en écoutant attentivement les conseils de nos aînés que nous nous améliorons dans la prise de décisions et dans le rythme de nos décisions. Pour ceux d’entre vous qui sont confrontés à de grandes décisions à l’horizon, et qui ressentent peut-être de l’anxiété ou du stress à ce sujet, ce conseil peut apporter une maigre consolation. Mais je ne vais pas en rester là.
Nous pouvons extraire d’Aristote quelques détails supplémentaires. Il suggère que prendre le temps de la délibération avant de prendre une décision est en soi un bien, un bien que nous ne devrions ni surévaluer ni sous-évaluer. Il nous recommande de délibérer lentement dans la plupart des cas. Tout d’abord, il recommande d’accorder plus de temps aux choix les plus graves et moins de temps aux choix moins graves. En d’autres termes, nous ne devrions pas nous laisser distraire par des choses moins importantes et ne pas accorder une attention suffisante à ce qui compte le plus et à ce qui est le plus important.
Deuxièmement, il nous recommande de ne chercher à clarifier davantage une situation que dans la mesure où le domaine considéré le permet. Par exemple, aucun d’entre vous n’avait la possibilité de garantir à l’avance que le choix de Christendom serait le meilleur choix d’école pour vous. Le processus de choix d’une école ne permet pas une telle garantie. Le choix d’une école comporte toujours un risque. De même, dans tout domaine, nous devrions respecter les degrés auxquels nous pouvons atteindre la certitude, d’une part, ou auxquels nous devons admettre l’incertitude, d’autre part. Ce point aussi nous fait gagner du temps et nous protège de soucis inutiles. Il aiguise notre délibération et notre discernement.
Enfin, Aristote reconnaît que nous n’avons pas toujours le temps que nous souhaiterions pour la délibération et le discernement. Parfois, les situations exigent que nous prenions des décisions, même des décisions importantes, rapidement. C’est dans ces moments-là que la valeur des habitudes que nous avons prises et de la formation que nous avons reçue est la plus claire de toutes. Dans ces moments, lorsqu’une décision est exigée de nous, nous nous rabattons sur ce que nous avons pratiqué. Nous nous appuyons sur les idées avec lesquelles nous nous sommes familiarisés et sur les compétences que nous avons développées au fil des ans. C’est alors que nous sommes le plus reconnaissants pour nos dispositions fermes et bien établies à connaître et à aimer ce qui est vrai et bon.
C’est la première caractéristique de la sagesse pratique que je voulais aborder : C’est un aspect distinct de la sagesse pratique que de comprendre à quelle vitesse ou à quelle lenteur il faut arriver à une conclusion dans une situation donnée. Vous ne devez pas vous précipiter. Vous ne devez pas non plus tarder. C’est une compétence que chacun d’entre vous doit acquérir.
IV. Un exemple de sagesse pratique : Saint Ignace de Loyola
La deuxième caractéristique sur laquelle je voudrais réfléchir n’est pas une composante systématique de la sagesse pratique, mais un exemple particulier de son apparition. Il s’agit d’un exemple à la fois approprié et surprenant à la lumière de notre expérience de la pandémie, tiré de l’autobiographie de saint Ignace de Loyola. Je cite :
» En ce temps-là, la peste commençait à se répandre à Paris… Ignace [entra dans une maison où il y avait beaucoup de cadavres de ceux qui étaient morts de la peste, et il] consola et ranima un malade qu’il trouva couché là. Après avoir touché les plaies de sa main, Ignace s’en alla seul. Sa main commença à lui causer de grandes douleurs, et il lui sembla qu’il avait attrapé la maladie. La peur qui s’empara de lui était si grande qu’il ne put la vaincre et la chasser, jusqu’à ce qu’avec un grand effort il mette ses doigts dans sa bouche, et les y maintint longtemps, en se disant :
« Si tu as la peste dans la main, tu l’auras aussi dans la bouche ».
Dès que cela fut fait, l’illusion le quitta et la douleur qu’il avait ressentie dans sa main cessa. »
Après avoir soigné un homme malade, Ignace s’est inquiété de savoir s’il avait lui aussi été infecté. S’il avait eu une connaissance plus approfondie de la peste bubonique, il aurait su que l’infection n’aurait pas été indiquée par une douleur à la main. Mais ce n’est pas la question. Ce qui est frappant, c’est son action délibérée. Il met ce qu’il croit être sa main infectée dans sa bouche. Il ne veut pas craindre l’infection. Il préfère avoir l’infection, et savoir qu’il l’a, plutôt que d’en avoir peur. Pour nous, après les énormes sacrifices consentis pour réduire la propagation du COVID, l’action d’Ignace pourrait sembler tout à fait imprudente, voire offensante.
Mais son action met en lumière quelque chose de profond, ou plutôt une série d’intuitions profondes. Premièrement, vous connaissez tous l’affirmation selon laquelle la vertu recherche la moyenne, le juste milieu entre deux extrêmes. Afin d’atteindre le milieu, l’action vertueuse doit souvent dépasser sa cible. Lorsque nous penchons naturellement vers un extrême, comme la crainte pour notre propre santé, la vertu doit tendre vers l’extrême opposé, encore et encore, jusqu’à ce que ce qui est vraiment le juste milieu devienne clair pour nous. Ce qui peut sembler être une action extrême de la part de saint Ignace lui a peut-être permis de trouver le juste milieu. Il craignait d’avoir déjà été infecté par la peste bubonique. Par son action dramatique, il ne s’est pas exposé de nouveau mais a simplement discipliné sa propre peur. Il s’est réprimandé lui-même, interdisant à la peur de le troubler, de le décourager de s’occuper des malades et de le distraire de l’œuvre de Dieu.
Deuxièmement, l’action d’Ignace est décisive. Une fois qu’il a propagé l’infection à sa bouche, selon sa propre compréhension de la peste, il ne peut plus revenir en arrière. Auparavant, il était très troublé. Il ne pouvait pas contenir sa peur. Des biens différents, des intérêts différents le tiraient dans des directions différentes. Dans ces minutes ou ces heures d’anxiété, il a dû entreprendre une certaine forme de délibération, autant que sa peur accablante le lui permettait – en considérant, d’une part, la valeur de sa santé, sa peur naturelle de la mort, sa crainte de subir l’agonie de la peste, et puis, d’autre part, sa vocation au service, la liberté à laquelle Dieu nous appelle tous, et le jugement devant Dieu qui nous attend après la mort. Une fois ces facteurs pesés et considérés, il a agi soudainement. Aucune autre délibération n’était nécessaire. Il n’y avait pas besoin d’attendre. Et par son action, la tension est résolue. Il a fait son choix.
C’est la troisième idée que nous pouvons glaner dans le récit d’Ignace. Non seulement l’action vertueuse semble parfois extrême, et non seulement elle est décisive, mais elle révèle un choix. La sagesse pratique culmine dans la décision. Elle nous engage dans une voie plutôt que dans une autre. Et ce faisant, elle réorganise les valeurs de notre vie. Elle réorganise la façon dont elles nous apparaissent et dont elles apparaissent aux autres. Le choix d’Ignace de risquer sa vie pour surmonter sa peur nous concerne tous. Il nous présente le courage et l’abnégation, et peut-être même un certain degré de témérité, comme des choix dignes et préférables à la peur écrasante de la maladie. La santé est un bien légitime, que nous devons veiller à préserver. Ainsi, le choix d’Ignace n’était pas simplement un acte de courage. C’était une décision de sagesse pratique, aidée par la perspective surnaturelle sur la vie et la mort qui découle de la foi chrétienne. Il a façonné sa vie à ce moment-là, et nous a offert à tous une manifestation étonnante du choix humain et de la vertu humaine.
V. Conclusion
C’est à une telle action que nous sommes appelés ici aujourd’hui. Pas nécessairement à nous exposer à la maladie. Mais à agir contre les tendances, en nous-mêmes et chez les autres, qui obscurcissent la voie médiane de l’action vertueuse. À agir de manière décisive, après une mûre délibération, afin de pouvoir vivre dans la liberté qu’offre la formation à la vertu. Et de révéler au monde, par nos choix, le bel agencement des valeurs que Dieu intègre en chacun de nous – en d’autres termes, de révéler les vocations qu’Il donne à chacun de nous. Je vous propose à tous de porter le récit de saint Ignace dans votre cœur, sachant que Dieu vous appellera, vous aussi, à des choix surprenants, étonnants et décisifs qui façonneront votre vie et celle de tous ceux qui vous entourent.
Nous vivons une époque de crises – une époque qui exige de nous décision après décision pour répondre aux immenses défis auxquels nous sommes confrontés et qui façonneront nos vies et celles des générations à venir. Je pense à saint Joseph, que l’on appelle à juste titre la « Terreur des démons », car il prenait des décisions sans attendre en obéissant à la Parole de Dieu. Hier, lors de la messe du baccalauréat, je vous ai invités à porter Marie « dans votre maison« , « dans vos affaires » et dans tous les aspects de votre vie. Aujourd’hui, je vous invite également à « aller vers Saint Joseph ». Ite ad Joseph. Avec la Sainte Vierge Marie et Saint Joseph à nos côtés, relevons le défi. Remercions Dieu pour la formation que nous avons reçue. Considérons attentivement les délibérations que nous devons entreprendre et l’ensemble des défis auxquels nous sommes confrontés, qui sont graves et qui ne le sont pas.
Nos délibérations les plus profondes et notre vision la plus claire de ce qui nous attend nous viennent lorsque nos cœurs se reposent dans le silence. Surtout le silence devant le Seigneur dans l’Eucharistie – que ce soit dans le silence de l’adoration devant le Saint Sacrement ou dans le fil sonore du silence qui traverse la Sainte Messe. Devant Lui, à la lumière de la foi et dans la grâce des sacrements, nous recevons la plus grande aide pour affronter les crises auxquelles nous sommes confrontés et pour choisir avec justesse et en accord avec Sa volonté. En reconnaissant les responsabilités auxquelles nous sommes appelés, en prenant le temps de réfléchir, surtout dans le silence, et en répondant aux défis qui nous attendent avec une sagesse pratique, nous accomplirons notre vocation et nous révélerons au monde la belle constellation de valeurs que Dieu façonne en chacun de nous pour « rétablir toutes choses dans le Christ » et reconstruire ainsi la chrétienté.
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