Dans ses écrits, Voltaire conteste l’autorité des philosophes chrétiens, tels que Saint Augustin, Saint Anselme et Saint Thomas, et propose plutôt de puiser dans l’héritage de l’antiquité classique pour guider la pensée en éloquence, en philosophie, et même en matière religieuse.
Tandis que la libre-pensée affaiblissait dans les esprits les vérités de la foi, les cœurs se livraient sans retenue à leurs penchants.
Continuellement, on jouait sur les théâtres de la cour et des princes les amours des dieux de l’Olympe et des héros de l’antiquité ; on pratiquait dans la conduite les enseignements du théâtre. C’est ainsi qu’on faisait à Rome, à Athènes, à Florence, dans les beaux siècles d’Auguste, de Périclès à de Médicis.
Ces intrigues dont parle Voltaire produisirent les honteux et funestes effets que produit dans tous les temps la plus violente et la plus cruelle des passions.
« C’est alors, dit-il, que l’empoisonnement commença d’être commun en France. Ce crime, par une fatalité singulière, infesta la France dans le temps de la gloire et des plaisirs qui adoucissaient les mœurs, ainsi qu’il se glissa dans l’ancienne Rome aux plus beaux jours de la République. »
Après avoir cité une longue liste de grands et de lettrés poursuivis pour ce crime, il ajoute : « L’amour fut la première source de ces horribles aventures. Ce crime devint si commun, qu’on fut obligé d’ériger un tribunal exclusivement chargé d’en connaître : on le nomma la chambre des poisons. »
Chez Voltaire, le goût, le jugement, la manière d’apprécier les choses les plus simples comme les plus importantes n’ont d’autre règle que les principes de son éducation classique. Citons encore quelques exemples. À propos de l’éloquence de la chaire, il dit :
« Peut-être serait-il à souhaiter qu’on bannit la coutume de prêcher sur un texte. En effet, parler longtemps sur une citation d’une ligne ou deux, se fatiguer à composer tout son discours sur cette ligne, un tel travail paraît un jeu peu digne de la gravité de ce ministère. Le texte devient une espèce de devise ou plutôt d’énigme que le discours développe. »
L’usage moderne de prêcher sur un texte isolé est inconnu des saints Pères. La Renaissance venue, on prit pour modèle du discours chrétien la harangue cicéronienne. L’homélie fut dédaignée par les grands orateurs. Trop souvent, la chaire est devenue une tribune, et la parole de Dieu la parole de l’homme. Toutefois, pour conserver au discours un cachet religieux, on a gardé le texte, qui, suivant la remarque de Voltaire, n’est plus guère qu’une espèce de devise ou d’énigme.
Cette observation nous paraît juste ; mais la raison que Voltaire donne de son blâme est curieuse. Au lieu de dire : Les Pères de l’Église ne faisaient pas ainsi, il dit, en vrai renaissant : « Jamais les Grecs et les Romains ne connurent cet usage. » Il est très probable que si les Grecs et les Romains l’avaient connu, Voltaire l’aurait trouvé bon.
Si les anciens sont les maîtres de l’éloquence, ils le sont aussi de la philosophie.
Pour Voltaire, les philosophes chrétiens sont non avenus. Saint Augustin, saint Anselme, saint Thomas lui-même, n’existent pas. « Depuis Platon, dit-il, jusqu’à Locke, il n’y a rien : personne dans cet intervalle n’a expliqué les opérations de notre âme ».
En éloquence, en philosophie, allons donc chercher nos modèles dans l’antiquité classique. Ce n’est pas assez qu’elle soit aussi notre règle en matière de religion.
« Il est affreux, continue Voltaire, que l’Église chrétienne ait toujours été déchirée par des querelles, et que le sang ait coulé pendant tant de siècles par des mains qui portaient le Dieu de la paix : cette fureur fut inconnue au paganisme. La religion des païens ne consistait que dans la morale et dans les fêtes. La morale, qui est commune aux hommes de tous les temps et de tous les lieux, et les fêtes, qui n’étaient que des réjouissances, ne pouvaient troubler le genre humain. L’esprit dogmatique apporta chez les hommes la fureur des guerres de religion. »
La conclusion est évidente ; le paganisme est plus favorable au bonheur de l’humanité et à la paix des nations que le christianisme. Fille de Voltaire, la Révolution s’efforcera de mettre en pratique les oracles de son père. En attendant, Voltaire, qui n’ose pas, comme Quintus Nautius, prêcher ouvertement le retour au polythéisme, invite les nations à secouer le joug de l’Évangile et à embrasser la religion de la nature.
Tel est le but du poème sur la loi naturelle. Cet ouvrage n’est que la profession d’un déisme vague, sans autorité positive, sans influence réelle sur la conduite, et semblable, trait pour trait, à celui des philosophes païens, Cicéron, Virgile, Horace, tous les maîtres admirés de Voltaire. C’est de plus un édit de persécution contre toute religion positive, attendu, dit Condorcet, qu’il n’y est question de religion que pour combattre l’intolérance. Cet ouvrage, qui trente ans plus tard eût paru un livre presque religieux, fut brûlé par ordre du parlement de Paris, qui commençait à s’effrayer des progrès de la raison !
Or, la religion de la nature, ou plutôt le paganisme philosophique chanté par Voltaire, ne consiste pas seulement dans l’apothéose de la raison, mais aussi dans l’apothéose de la chair. Fidèle disciple de ses maîtres, Voltaire, après avoir déifié l’orgueil, déifie les sens en chantant la volupté. Ses poésies fugitives, ses Contes, Candide, la Pucelle, resteront comme les honteux monuments du culte rendu par ce chef des lettrés au sensualisme le plus abject.
Pour donner en ce point plus d’autorité à sa parole, ce que Voltaire enseigne il le pratique. Sa vie n’est qu’une longue adoration de Vénus. Nous ne souillerons pas notre plume en retraçant cette suite continuelle d’infamies, qui commencent au sortir du collège et se prolongent jusqu’à la décrépitude. Qu’il nous suffise d’indiquer la manière dont Voltaire et ses amis pratiquaient la loi naturelle. Après avoir dit qu’à l’imitation d’Horace, on soupait chez le roi de Prusse dans une salle où étaient peintes toutes les impudicités païennes les plus abominables, Voltaire ajoute :
« Un survenant qui nous aurait écoutés, en voyant ces peintures, aurait cru entendre les sept sages de la Grèce au bordel… Jamais on ne parla en aucun lieu du monde avec tant de liberté de toutes les superstitions des hommes, et jamais elles ne furent traitées avec plus de plaisanteries et de mépris. Dieu était respecté ; mais tous ceux qui avaient trompé les hommes en son nom n’étaient pas épargnés… Il n’entra jamais dans le palais ni femmes ni prêtres ; Frédéric vivait sans cour, sans conseil, sans culte. »
Voltaire ne quittait le temple de Priape que pour entrer dans celui de Gnide ou de Lesbos. Une de ses nombreuses amies, la fameuse marquise du Châtelet, pratiquait avec lui la religion de la nature, à laquelle ses études classiques l’avaient admirablement disposée.
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« Elle possédait, dit Voltaire, le latin comme M. Dacier. Elle savait par cœur les plus beaux morceaux d’Horace, de Virgile et de Lucrèce. Tous les ouvrages philosophiques de Cicéron lui étaient familiers. Elle n’était pas contente de l’histoire universelle de Bossuet ; elle était indignée qu’elle roulât presque tout entière sur une nation aussi méprisable que celle des Juifs. »
Si l’histoire universelle avait roulé tout entière sur les Grecs et les Romains, à la bonne heure !
Après avoir chanté les deux dogmes fondamentaux du polythéisme, Voltaire se déclare ouvertement disciple de cette religion. À la fin d’un dialogue d’une impiété révoltante, il fait en ces termes sa profession de foi :
« Je suis de la religion de tous les hommes, de celle de Socrate, de Platon, d’Aristide, de Cicéron, de Caton, de Titus, de Trajan, d’Antonin, de Marc-Aurèle, de Jésus… Je détesterai l’infâme superstition, et je serai attaché à la vraie religion jusqu’au dernier soupir de ma vie. »
La religion de la belle antiquité, chantée, professée et pratiquée par Voltaire, ne tarda pas à faire de nombreux prosélytes dans les classes lettrées.
« Voltaire, dit La Harpe, vit succéder à ceux qui, nourris dans les préjugés, avaient repoussé la vérité, une génération nouvelle qui ne demandait qu’à la recevoir, et qui croissait en s’instruisant dans ses écrits. Il ne vit pas, il est vrai, disparaître entièrement les restes honteux de la barbarie qu’il nous a tant reprochés, mais du moins il les vit attaquer de toutes parts et dut espérer avec nous leur anéantissement. »
L’enthousiasme de ces jeunes philosophes de collège pour l’antiquité païenne allait jusqu’à la folie. Un des plus connus, le président de l’Académie de Berlin, Maupertuis, avait le projet de créer une ville.
Source : La révolution – Mgr Gaume – Tome 5